Richard Colvin Photo : Agence Reuters
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Guillaume Bourgault-Côté , Hélène Buzzetti - Ottawa — L'armée canadienne a transféré un minimum de 220 à 250 détenus aux autorités afghanes en 2006 et 2007, révèle une compilation de données inédite. Ces prisonniers ont, selon le diplomate Richard Colvin, probablement tous été torturés aux mains de leurs geôliers, alors qu'ils étaient pour la plupart innocents.
Le gouvernement conservateur tient secret le nombre de détenus que les Forces canadiennes ont transféré en Afghanistan, pour des raisons dites de «sécurité opérationnelle». Mais Le Devoir a calculé l'ampleur du phénomène en se basant sur les indications contenues dans le témoignage de M. Colvin, présenté mercredi devant le Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan.
M. Colvin, qui était le numéro deux canadien en Afghanistan en 2006-07, a indiqué que «le Canada avait transféré [en mai 2007] aux autorités locales 6 fois plus de détenus que les Britanniques, qui menaient des opérations militaires semblables aux nôtres, et 20 fois plus que les Hollandais.»
La Grande-Bretagne et les Pays-Bas étaient les principaux alliés de l'OTAN à travailler avec le Canada dans le sud de l'Afghanistan à ce moment.
Le nombre de détenus transférés par leur armée respective a été rendu public. Dans une compilation datée de 2007, Amnistie internationale a indiqué que les Forces britanniques avaient fait 127 prisonniers de septembre 2006 à août 2007, dont 42 ont été transférés (les autres ayant été relâchés). Les Forces hollandaises, elles, en avaient capturé 59, dont 11 ont été transférés.
En appliquant les repères fournis par Richard Colvin, on obtient une fourchette de 220 (20 fois 11) à 252 (6 fois 42) prisonniers transférés par le Canada. Le total a évidemment continué d'augmenter depuis.
Notons que des 53 Afghans transférés par la Grande-Bretagne et les Pays-Bas à cette époque, seulement 31 sont restés en prison. C'est donc dire que sur un total initial de 186 capturés, seulement 17 % sont sous les verrous.
Secret conservateur
Le Canada avait l'habitude de révéler le nombre de prisonniers faits par ses troupes en Afghanistan, mais cette politique a changé trois mois après l'arrivée au pouvoir des conservateurs de Stephen Harper. Le 28 avril 2006 est la date à laquelle ces renseignements ont été divulgués pour la dernière fois (le Canada avait alors transféré 40 prisonniers depuis 2002). Une semaine avant, quatre militaires canadiens avaient été tués et les conservateurs ont décidé de censurer aussi le rapatriement des dépouilles en interdisant aux médias l'accès à la cérémonie militaire.
Le témoignage de M. Colvin a continué de faire des vagues à la Chambre des communes, hier, l'opposition demandant une commission d'enquête publique pour faire la lumière sur toute la question du transfert des détenus. Comme la veille, le gouvernement conservateur a répondu en attaquant la crédibilité des affirmations du diplomate Colvin, basées selon Ottawa sur des «ouï-dire».
Qui savait quoi?
Une enquête publique permettrait notamment de savoir si les 18 rapports de Richard Colvin ont fait leur chemin jusqu'aux oreilles des ministres des Affaires étrangères et de la Défense. Entre mai 2006 et le printemps 2007, Richard Colvin a distribué ses rapports à environ 75 destinataires. En avril 2007, une directive émanant du sous-ministre délégué aux Affaires étrangères de l'époque, David Mulroney (actuel ambassadeur en Chine), a restreint le nombre de destinataires et a interdit aux fonctionnaires de faire état de la torture dans leurs rapports écrits: le téléphone était à privilégier.
Parmi les autres civils qui étaient au courant des problèmes de torture, toujours selon M. Colvin, on compte Margaret Bloodworth, conseillère du premier ministre pour la sécurité nationale, et Colleen Swords, sous-ministre adjointe aux Affaires étrangères (aujourd'hui aux Affaires indiennes).
Chez les militaires, ses rapports étaient envoyés au lieutenant-général Michel Gauthier, qui devait faire rapport à son supérieur, Rick Hillier. M. Gauthier — qui témoignera la semaine prochaine — a indiqué au réseau Global qu'il peut «affirmer avec confiance» que son personnel «n'avait pas l'habitude d'ignorer les rapports importants provenant du terrain».
«Considérant notre responsabilité potentielle [...], on peut se demander pourquoi quelqu'un de nous aurait volontairement et délibérément ignoré de substantielles preuves qui pourraient ultimement nous impliquer dans un crime de guerre», a-t-il dit. Le général Hillier a répété n'avoir jamais lu de rapport de M. Colvin. Selon lui, le diplomate a «touché une vaste quantité de sujets, pour lesquels je ne suis pas sûr qu'il était qualifié».
Torture en Afghanistan
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