La « vague orange » au Québec

De l’imperceptibilité du changement d’ambiance politique à l’impossibilité de s’opposer

2 mai 2011 - Que s'est-il donc passé?


Image: Fixez le centre, avancez et reculez la tête...
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« La société, c’est l’imitation et l’imitation, c’est une espèce de somnambulisme. »
« Il en est d’un journal de la veille ou de l’avant-veille, comparé à celui du jour, comme d’un discours lu chez soi comparé à un discours entendu au milieu d’une immense foule. »
Gabriel Tarde


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Quand on veut illustrer la place qu’occupe l’émotion dans la météorologie politique, on trouve dans le phénomène de la vague politique un thème riche. Une vague politique, comme celle vécue au Québec lors des dernières élections fédérales canadiennes du 2 mai 2011, peut s’expliquer à partir de ce que nous savons déjà du temps politique comme climat et ambiance. Dans ce texte, je proposerai quelques pistes pour comprendre ce phénomène important qui se produit dans les démocraties avancées et qui, avec l’entrée dans un monde global et numérique, prend une nouvelle signification. Je montrerai que la vague politique est une affaire de psychologie sociale et que son analyse implique la dynamique de groupe, la sociologie des médias mais aussi la climatologie politique.
Les données électorales avant l’élection du 2 mai 2011 et la chute du gouvernement
Rappelons tout d’abord quelques faits pour mieux concevoir ce qui a pu se passer lors de la soirée électorale canadienne du 2 mai dernier.
Au Québec, les électeurs votaient souvent pour le parti libéral, un parti fédéraliste pancanadien. Mais depuis vingt ans, suite à plusieurs échecs dans la rénovation de la constitution canadienne – non signée par le Québec –, les Québécois ont majoritairement fait confiance au Bloc québécois pour défendre leurs intérêts à Ottawa. Il s’agit ici d’un parti indépendantiste du Québec, situé sur le centre gauche de l’échiquier, opérant dans le cadre fédéral canadien. Or, les tensions classiques entre les libéraux et les bloquistes ont permis le retour de l’autre grand parti national, le Parti conservateur. Après la fusion des partis de droite canadiens, le Reform et l’Alliance Canadienne, le parti conservateur a pris le pouvoir et a manœuvré durant trois mandats consécutifs sans majorité parlementaire. Si la gauche était active depuis un demi siècle sous la bannière du NPD, le parti néodémocrate, elle ne perçait pas dans l’électorat. Elle a bien fait élire quelques députés dispersés, mais sans plus. Quant au Parti vert, il était vivant, tout en demeurant sans force réelle à Ottawa.
Lors de la session parlementaire de l’hiver dernier, le parti conservateur, surtout représenté dans l’ouest du pays, s’est retrouvé en élection à la suite d’une motion de défiance proposée par les libéraux. Cette motion reposait elle-même sur une motion de censure motivée par un « outrage au parlement » reproché au gouvernement par les partis d’opposition. La motion de défiance déposée aux Communes a été appuyée par 156 voix, soit l'ensemble des députés d'opposition, contre 145 voix des conservateurs. Ce geste a mené à la chute du gouvernement conservateur et a conduit le dans une nouvelle campagne électorale dont l’enjeu était, cette fois, l’élection d’un gouvernement majoritaire. Après une quarantaine de jours de campagne, l’élection a eu lieu le 2 mai dernier.

L’effet de vague et les résultats de l’élection

Au lendemain de l’élection, le Bloc québécois (qui avait 47 sièges au Québec) en a perdu 43 et s’est retrouvé, fort de plus de 20% des voix, avec 4 députés élus seulement. Le NPD (qui n’avait qu’un siège au Québec), recueillant une bonne partie des votes du Bloc, a obtenu 59 sièges ! Le NPD, un tiers parti, est alors devenu l’opposition officielle à Ottawa. C’est bien ce qu’on appelle, en météorologie politique, une « vague »1. Cette vague orange – de la couleur du NPD – en provenance du Québec a déferlé sur le pays, mais elle n’a pas empêché l’élection d’un gouvernement majoritaire conservateur. Au niveau canadien, le parti conservateur trône avec 166 députés, le NPD en a 103, le parti libéral 34, le Bloc 4 et le parti vert 1. Analysons cette vague en précisant déjà qu’elle fut sans doute déterminée par un « micro climat » favorable au Québec puisque le NPD, à gauche, peut utiliser plusieurs idées associées et défendues par le Bloc québécois.

Petite phénoménologie de la vague politique

À l’image de toute vague, les débuts de la vague politique sont imperceptibles. Lors de la campagne, rien ne laissait présager une vague car les premières ondes partent de loin et suivent un cycle lent. Non seulement les spécialisés ne parviennent pas à la détecter, mais les pointages des partis, par aveuglement volontaire, refusent sa possibilité.
La personnalisation politique et la protestation dans les espaces émotionnels
En campagne, les médias mettent l’accent sur les chefs et leurs vies privées2. Parmi ces chefs, les médias distinguent les chefs usés des chefs frais, notamment le chef d’un parti qui n’a jamais percé et qui propose un message positif et différent. En personnalisant le débat, on donne des images des chefs. Si le chef est souriant, malade (il est en rémission et se déplace avec une canne) et inoffensif (il ne ressemble pas à un politicien professionnel), il incarnera l’image du courage politique et ne pourra laisser personne indifférent. « Cette campagne pourrait être sa dernière », semble-t-on se dire dans les chaumières. Ici, dans une société sensible, fragile et plus soignante que jamais, le sentiment de pitié peut s’ériger en critère politique et servir à préparer une tendance.
Mais cela n’est rien encore...
Lors de discussions privées, des citoyens envisagent la possibilité d’un changement. Cette possibilité peut se motiver de multiples manières : quelques-uns voteront en pensant que la plateforme du NPD correspond à leurs valeurs, d’autres voteront « stratégique », plusieurs chercheront à sortir de l’effet d’intoxication produit par les discours démodés des grands partis, d’autres enfin s’opposeront par dégoût à la politique professionnelle devenue trop scandaleuse3. On peut encore penser que des citoyens, sans vouloir nuire aux partis en place, voudront « envoyer un message ». Bref, ils auront en tête un vote de protestation.
L’effet médiatique : la caution morale et l’actualisation du changement
À ce moment, l’idée de changement réside dans quelques têtes seulement. Mais pour qu’une vague se produise, il doit y avoir un travail médiatique. La vague politique repose en effet sur le mode de fonctionnement des médias car pour faire monter la vague, il faut que les médias permettent sa possibilité en la cautionnant. L’idée est simple : une personnalité participe à une émission de variété, celle du dimanche soir à l’heure de grande écoute, et offre son appui au chef malade. Elle invente une ouverture en conférant une crédibilité à cette possibilité encore secrète, ce qui aura un double effet sur les électeurs spectateurs : d’un côté, la personnalité fournit une caution morale et, de l’autre, elle actualise le discours de changement, le rend événement. La vague se lèvera lentement, favorisée par le « principe d’imitation »4. Dans la distance, on se mettra à partager cette « opinion ». Si l’opinion est versatile et malléable – elle dépend du climat fabriqué par les médias – elle repose sur un courant d’imitation dans l’actualité ; on copie et on imite les autres, comme on imitera un « printemps arabe » en Espagne. L’imitation est la source du tout changement social.
Le principe d’imitation et la contagion rapide des émotions à distance
À partir de la rumeur privée donc, de la caution d’une personnalité, de l’alimentation des réseaux sociaux et de la diffusion de , des courants font rouler un affect dans l’espace émotionnel. Les électeurs commencent alors à s’influencer mutuellement, à s’auto-hypnotiser et deviennent une foule, ou des publics comme disait Tarde. Les citoyens sentent un vent, une contagion des émotions, une tendance. Sans conscience collective aucune, ils veulent participer individuellement à un vent de changement et ce, sans même oser prévoir les conséquences de leur vote sur le pouvoir, la carte politique ou l’avenir commun.
De l’imperceptible à l’impossibilité de s’opposer à l’effet de vague
À quelques jours du scrutin, on sent une « ambiance » qui interpelle plus encore les médias, qui font circuler officiellement l’information voulant que les électeurs aient choisi le changement. En validant par sondages successifs cette ambiance, les médias permettent à la vague de prendre de la hauteur. On est alors rapidement submergé par un courant sensible et une atmosphère qui nous dépasse et nous entraîne. Les électeurs les plus sensibles aux alertes dans les réseaux sociaux vibrent dans la vague en formation. On peut donc dire que la vague politique contemporaine n’apparaîtra que dans des sociétés d’ « écumes », c’est-à-dire des sociétés aériennes, en mouvement, qui favorisent l’entrée d’air et dont le mode de communication est l’onde5. Et parce que la houle vient nous couvrir et nous englober – elle est relancée en boucle par les médias globaux – les électeurs fragiles s’y sentent à l’abri6.
D’imperceptible, la vague monte et monte encore, aidée par les médias instantanés travaillant en boucle, au point d’engloutir de nombreux électeurs. La vague vient de loin et a trouvé son cycle, sa puissance. Car les électeurs qui suivent la mode – ils n’ont pas toujours les ressources pour nager en eaux profondes – montent sur la vague pour voyager plus vite, pour aller ailleurs, peut-être aussi pour se noyer dans une foule anonyme.
Mais cette marée politique comporte toutefois des effets psychologiques importants, notamment l’hypnose et le rêve. Pour ceux qui sentent la marée, c’est-à-dire ce mouvement de l’électorat qui penche d’un seul côté désormais, il apparaît très difficile de voter pour les partis traditionnels car, hypnotisé selon le principe d’imitation, il convient d’accompagner le mouvement de houle jusqu’au rivage. Pourquoi jusqu’à la fin, demanderont certains ? Simplement pour dire ensuite qu’on a participé soi-même à ce vent de changement, qu’on « a été un acteur de ce moment historique ». Bref, par sa puissance médiatique et sa force de panique en quelque sorte, la vague politique peut aller jusqu’à imposer une suspension de ses intérêts personnels au profit de l’effet de mouvement en groupe.
Aux électeurs : une bouée pour les vagues à venir…
Parmi ses effets, notons encore que la vague balaiera tout sur son passage, y compris les députés les plus expérimentés7. Si la vague est imperceptible, il est toutefois impossible, avant le dépouillement des votes, de savoir le nombre de candidats qu’elle emportera. Elle montera jusqu’à ce que, dans son cycle, elle rencontre une force d’opposition qui lui servira de plage. Si la vague politique traduit finalement le passage de la démocratie d’opinion à la démocratie atmosphérique, elle confère un intérêt nouveau pour l’étude de la démocratie. Car il s’agit de l’un des phénomènes les plus passionnants de la météorologie politique.

Notes
1 Voir le compte rendu « La "vague orange" balaie le Québec », Le Devoir, Montréal, 2 mai 2011.
2 Sur la personnalisation dans l’espace public et la fabrication d’un espace émotionnel, voir Daniel Innerarity, El nuevo espacio público, Espasa, 2006.
3 Au sujet du dégoût exprimée lors de cette campagne, je renvois à « Qui a le goût de la politique ? », sur le site de la revue Sens public – revue web internationale, Chronique, 27 avril 2010.
4 On lira ici le travail précurseur du criminologue et sociologue français Gabriel Tarde, notamment L’opinion et la foule (1901). Sur le principe d’imitation, Les lois de l’imitation (1890), dans les Œuvres de Gabriel Tarde, seconde série, volume I, Les empêcheurs de tourner en rond, Paris, 2001.
5 Sur la notion d’écume, voir le travail de Peter Sloterdijk : Sphère III : Écumes, Maren Sell, 2005.
6 Comme « écume » au sens immunologique, comme vie en société dans l’eau et l’aérien, la vague politique peut correspondre à l’entrée de l’air dans les discours intoxicants ou bien, en même temps, à une noyade volontaire, un engloutissement dans le même, une disparition de soi dans les autres.
7 On a fait grands cas des candidats « poteaux ». Qui sont-ils ? Ce sont des candidats qui ne font pas de compagne électorale – ils ne croient pas en leur chance – et qui deviennent députés la soirée de l’élection par l’effet de la vague qui balaie tout sur son passage.
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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