Les petits pays n'ont pas dit leur dernier mot. L'Irlande vient de le rappeler haut et fort. Les cinq millions d'Irlandais viennent en effet de dire non au traité de Lisbonne qui était destiné à sortir l'Union européenne de l'impasse constitutionnelle dans laquelle elle se trouve depuis son élargissement à l'Est. Qu'un petit pays si semblable et proche du Québec ait ainsi forcé les 26 autres membres de l'Union européenne à l'écouter a probablement de quoi faire rêver les Québécois qui souhaitent faire entendre leur voix dans le monde.
Depuis hier, les 27 sont justement réunis à Bruxelles pour écouter Brian Cowen, le premier ministre irlandais, leur expliquer les raisons qui ont poussé 54 % des électeurs irlandais à dire non à cette nouvelle mouture pourtant revue à la baisse après le rejet du traité européen par la France et les Pays-Bas en 2005.
Difficile de démêler les raisons de ce nouvel échec européen tant le vote irlandais semble motivé par des raisons diverses et parfois contradictoires. Constatons que le réflexe des peuples qui ne comprennent pas une question n'est plus depuis longtemps de faire confiance à leurs élites et de voter oui, ni même de s'abstenir. Comme le disait si bien Ben Dunn, le multimillionnaire propriétaire d'une chaîne de grands magasins qui a financé la campagne du non: «Si vous ne savez pas, votez non!» Les Irlandais, qui sont aujourd'hui parmi les Européens les plus riches, ne sont pas les seuls atteint par cette maladie des sociétés riches et repues. Le syndrome me fait penser à mes anciens camarades étudiants de l'UQAM qui donnaient de mauvaises notes aux professeurs qui les obligeaient à lire trop de livres. S'ils avaient lu quelques articles sérieux concernant le traité, les partisans du non qui avouaient candidement n'y rien comprendre auraient au moins saisi que celui-ci ne menaçait ni la neutralité légendaire de l'Irlande ni sa politique familiale.
Mais il serait dangereux d'en rester là et de ne pas percevoir aussi dans le non irlandais la peur des nations européennes de voir leur échapper certains leviers essentiels. En ce sens, même si les inquiétudes irlandaises ne semblaient guère fondées dans le détail, ce nouveau non vient confirmer les non français et hollandais de 2005. Il en est même l'écho assourdissant. Les peuples qui composent l'Union européenne ne souhaitent pas voir leur échapper ces instruments qui fondent leur cohésion nationale et demeurent au fond à la source de leur vie démocratique. Ils veulent bien de l'Europe, mais pas au prix d'un appauvrissement de leur identité nationale.
On peut penser que le traité de Lisbonne constituait un compromis honnête à cet égard. Tout en introduisant une forme de décision à la majorité qualifiée, il maintenait la règle de l'unanimité sur les questions essentielles. Ce n'était ni le gâchis que ses opposants décrivaient, ni le pactole que brandissaient les autres. Ce traité consacrait déjà la mort du rêve d'une Europe fédérale. Le rejet irlandais lui administre pour ainsi dire l'extrême-onction.
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Que peut-on attendre du sommet de Bruxelles qui s'est ouvert hier? Les représentants des 27 pays membres vont surtout tenter de garder le plus de portes ouvertes possible. C'est pourquoi ils inciteront les neuf pays qui n'ont pas encore ratifié le traité à le faire. La ratification par les parlementaires britanniques, mercredi, devrait servir d'exemple. Mais il ne s'agit au fond que de se donner le temps de trouver une voie de sortie honorable à un problème qui paraît pour l'instant insoluble.
Il est en effet exclu de remettre en branle une machine constitutionnelle qui tourne déjà à vide depuis une décennie. Les élus n'en ont ni le courage ni la volonté. Seuls deux compromis et le statu quo semblent envisageables pour l'instant. Il n'est pas exclu de demander éventuellement aux Irlandais de revoter tout en leur offrant quelques concessions et des engagements plus clairs sur les inquiétudes manifestées par les électeurs. La solution n'est pas nouvelle, l'Irlande a déjà revoté sur le traité de Nice en 2002 et le Danemark, sur le celui de Maastricht en 1992.
Mais les Français qui présideront l'Union dans moins d'un mois hésitent à demander aux Irlandais de s'exécuter alors qu'ils ont eux-mêmes rejeté le traité constitutionnel en 2005. Une autre solution pour l'Irlande consisterait à se mettre en marge de certaines politiques de l'Union pendant quelque temps avant de la réintégrer complètement d'ici peu, peut-être au moment de l'adhésion de la Croatie vers 2009. Ce serait, dit-on, la position du futur président de l'Union, Nicolas Sarkozy.
Une dernière solution serait de se contenter purement et simplement du bon vieux traité de Nice. Une sorte de statu quo qui aurait au moins l'avantage de permettre à l'Union européenne de cesser de discuter tuyauterie pour commencer à parler d'autre chose. C'est ce que proposait hier Hubert Védrine, l'ancien ministre français des Affaires étrangères, qui souhaite ainsi prendre acte de la mort définitive du projet d'une Europe fédérale.
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Quelle que soit la solution choisie, dans l'immédiat, la ruade irlandaise risque de compliquer la vie de Nicolas Sarkozy. Le voici ramené à des problèmes de régie interne alors qu'il avait annoncé, comme le veut son style, une offensive tous azimuts. Les priorités françaises pourraient donc être chamboulées. Nicolas Sarkozy avait dressé un menu ambitieux proposant le renforcement de la défense européenne, une politique de l'énergie pour contrer le réchauffement climatique et un pacte sur l'immigration. Déjà, l'Élysée a pris soin de confirmer que ces priorités pourraient être atteintes dans le cadre du traité de Nice.
Le non irlandais ne semble pas non plus de bon augure pour l'éventuel projet de traité de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne que caresse le premier ministre québécois, Jean Charest. Au moment où Ottawa semble enfin s'emparer du dossier, l'Union européenne risque d'avoir beaucoup de chats à fouetter, sans compter que l'attention de Nicolas Sarkozy se tournera d'abord vers les pays de la Méditerranée, à qui il compte proposer une nouvelle alliance. Dommage que cette nouvelle crise survienne au moment même où l'économie européenne reprend de la vigueur.
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crioux@ledevoir.com
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