C'est une vieille peur qui reprend vie à chaque nouveau tournant des négociations pour la sortie des Britanniques de l'Union européenne. Le Royaume-Uni pourrait-il éclater par la suite ? La crainte a été ravivée avec l'arrivée au 10 Downing Street de Boris Johnson, agitant la menace d'un Brexit dur, c'est-à-dire sans accord, le 31 octobre. En pleine tournée de séduction entre l'Irlande du Nord et l'Ecosse cette semaine, le Premier ministre tente de chasser toute rumeur de désunion de la Couronne. Pourtant, dans un rapport publié ce 29 juillet, le think tank Institute for Government a encore mis en garde le successeur de Theresa May, déclarant : "M. Johnson pourrait bien réaliser qu'après avoir quitté une union politique (l'Union européenne), il passera une partie de son temps toujours plus grande à en sauver une autre (le Royaume-Uni)". Alors, les risques d'un éclatement du pays sont-ils réels ? Décryptage avec Florence Faucher, professeure au Centre d'études européennes et de politique comparée (CEE) à Sciences Po.
Êtes-vous surprise par ce retour des craintes d'éclatement du Royaume-Uni ?
Florence Faucher : Non, le rapport publié lundi est loin d'être le seul à parler de ce risque d'éclatement du Royaume-Uni. La presse britannique en parle régulièrement car le danger, longtemps diffus, est devenu palpable depuis trois ans. Le pays évoque depuis longtemps la possible sécession de l'Ecosse, par exemple. Dès 2014, le parti national écossais (SNP) avait organisé un référendum sur la sortie du Royaume-Uni. A ce moment-là, les Britanniques s'étaient fait très peur : il y avait eu pendant très longtemps des sondages montrant l'impossibilité d'une victoire des unionistes. Mais le refus des Ecossais de faire sécession avait fini par un peu apaiser ces craintes, ravivées par le Brexit.
Comment l'expliquez-vous ?
Un des éléments déterminants dans le choix des Ecossais de rester dans le Royaume-Uni était de pouvoir rester dans l'Union européenne. Ils y sont très attachés, au point que 62% des Ecossais ont voté pour y rester au moment du référendum sur le Brexit. Nicola Sturgeon, Première ministre d'Ecosse et cheffe du SNP, a répété qu'elle voulait réorganiser un nouveau référendum en fonction des conditions du Brexit. Si le Royaume-Uni était resté dans l'union douanière, la question ne se serait pas posée. Mais comme un Brexit dur semble se profiler, cette question revient sur le devant de la scène.
L'Ecosse n'est pas la seule région préoccupant les unionistes anglais…
Il y a aussi l'Irlande du Nord. Les tensions sont supposément apaisées entre le Royaume-Uni et la République d'Irlande depuis la signature en 1998 de l'Accord du Vendredi saint. L'instauration du gouvernement local a permis de pacifier la situation. Mais ce dernier ne fonctionne plus depuis au moins deux ans, déchiré entre les républicains et les unionistes, fidèles à la Couronne d'Angleterre. D'autant que la situation s'est envenimée pendant le mandat de Theresa May. Pour gouverner en dépit des élections ratées de 2017, elle a passé une alliance avec un petit parti nord-irlandais, le Parti démocratique unioniste (DUP), qui se caractérise par son conservatisme mais aussi son unionisme et son désir d'un Brexit dur. C'est cette version-là de l'Irlande du Nord qui a été mise en avant lors des négociations pour la sortie de l'UE… alors même que, comme les Ecossais, une majorité d'Irlandais ont voulu rester ! Car la plupart d'entre eux craignent la réintroduction de frontières physiques avec la République d'Irlande, même si Boris Johnson assure aujourd'hui que ça ne se produira pas. D'abord, par crainte de raviver les violences qui ont déchiré la région au XXe siècle. Ensuite pour des raisons économiques : dans cette région très agricole, il existe de nombreux cas d'agriculteurs qui ont la moitié de leur exploitation en Irlande du Nord et l'autre en République d'Irlande. Si des frontières sont rétablies, leur situation va devenir intenable.
Pourquoi, dans ce cas, les Irlandais du Nord demanderaient-ils l'indépendance ? Cela ne les isolerait-il pas encore davantage ?
Peu de monde - pour ne pas dire personne - pense à une Irlande du Nord en tant qu'entité indépendante. Le fardeau économique est beaucoup trop important pour envisager que la région subsiste par elle-même. Non, aujourd'hui, les habitants se divisent plutôt entre les unionistes, qui veulent rester dans le Royaume-Uni, et les républicains irlandais, qui aimeraient être rattachés à l'Irlande.
Comment cela pourrait-il se passer ?
Dans le cas écossais comme irlandais, il faudrait passer par un référendum. Pour l'instant, cette configuration est impossible : Johnson a déjà refusé à Nicola Sturgeon la tenue d'un nouveau scrutin. Mais le Premier ministre gouverne aujourd'hui avec une très courte majorité conservatrice, d'une voix. On a déjà évoqué la possibilité d'élections anticipées en septembre. S'il perd et qu'une nouvelle personne prend sa place, les cartes pourraient être rebattues. Ce qui peut aussi être le cas si le gouvernement Johnson tombe en cas de situation catastrophique après le Brexit.
Cette situation existait déjà avant l'arrivée de Johnson au pouvoir. Pourquoi en reparler à nouveau ?
Car le sujet est régulièrement évoqué outre-Manche ! Il faut, de plus, ajouter différents facteurs : la personnalité colorée de Johnson, jugé très "Anglais" mais surtout, sa volonté affichée de choisir un Brexit dur. Theresa May disait déjà que sans accord commercial satisfaisant avec l'UE, elle opterait pour une sortie sèche. Mais beaucoup lui ont reproché de ne pas être assez crédible. Aujourd'hui, Johnson veut à tout prix éviter cet écueil, quitte à forcer le trait sur sa volonté d'un Brexit dur le 31 octobre prochain. Il affiche une posture combative, intransigeante, qui ne plait pas forcément en Irlande du Nord, et certainement pas en Ecosse. On parle même de "cabinet de guerre" pour évoquer le cabinet Johnson. Ajoutez à cela que l'Ecosse et l'Irlande du Nord sont amères d'avoir été exclues des négociations avec l'UE par Theresa May à cause de leur volonté d'y rester… Peu a été fait pour calmer leur désir d'indépendance.