Pour Jacques Parizeau, un ancien chef du Parti québécois et ex-premier ministre, la commission Bouchard-Taylor fait un faux procès aux Québécois en les prenant pour des «peureux». Mais, surtout, son rapport, qu'il a lu «d'un bout à l'autre», escamote un problème central, soit le nombre d'immigrants que le Québec actuel peut intégrer.
La semaine dernière, en [entrevue exclusive au Journal de Montréal->13947], le leader souverainiste n'a pas ménagé, en effet, les deux commissaires. Leur rapport, dit-il, est «bon pour la filière 13», une expression désignant les recommandations d'enquêtes spectaculaires que les gouvernements laissent souvent sans suite.
Preuve pour lui que les Québécois ne sont pas des peureux, ils ont appuyé la souveraineté du Québec, en 1995, malgré les peurs qui leur étaient instillées. «J'étais désolé d'avoir perdu ce référendum, mais, s'exclame-t-il, mon Dieu que j'étais content de voir que 61 % des francophones ont voté OUI.» «Les Québécois, au contraire, commencent à devenir, dit-il, très, très normaux.» Les commissaires auraient dû, à son avis, aller voir plutôt ce qui se fait ailleurs en matière d'intégration des immigrants et d'accommodements religieux et culturels.
Mais c'est surtout l'accueil d'un plus grand nombre d'immigrants qui préoccupe M. Parizeau. Le gouvernement actuel veut en accepter 55 000 ces toutes prochaines années. Or, à 40 000 ces années-ci, les ressources qui leur sont consacrées ne lui semblent guère suffisantes. À 55 000, cela «pourrait devenir un vrai problème», dit-il.
En Europe, des pays ont haussé leur «cible» d'immigration, pour les mêmes raisons qu'ici, économiques et démographiques. «Où en sont-ils rendus? À quels problèmes font-ils face? Quelles ressources ont-ils mises en place pour les intégrer?» M. Parizeau aurait aimé le savoir. Car, dit-il, une mauvaise intégration peut mener à des situations «déplorables», comme on en a vu «ailleurs».
Pourtant, note l'ancien premier ministre, le Québec avait un «bon système» d'orientation et de formation des immigrants (les COFI). Malheureusement, déplore-t-il, on l'a aboli, pour des raisons budgétaires. À l'avenir, peut-on compter sur la Commission des droits de la personne? Pas vraiment, à son avis. Quant aux universités et aux ordres professionnels, ils font preuve, dit-il, de «mauvaise volonté» en retardant l'intégration des immigrants.
Qu'il ait tort ou raison, nul ne prétendra que M. Parizeau est peu favorable à l'immigration. Toutefois, le danger qu'il entrevoit d'un trop grand nombre d'immigrants apporte une caution inattendue à un parti moins ouvert, l'Action démocratique du Québec. L'ADQ rêve, en effet, d'en faire un enjeu mobilisateur aux prochaines élections.
En réalité, si le Québec est mal préparé, on le doit aux gouvernements du PQ autant qu'aux libéraux. Tout en courtisant les minorités culturelles, plus d'un dirigeant péquiste appréhendait l'adhésion au Canada de ces futurs citoyens. En somme c'était: souveraineté d'abord, immigration après.
Ailleurs au pays, des motifs non moins politiques jouent aussi. Les députés qui doivent leur siège à de fortes communautés d'immigration rêvent d'accueillir davantage de ces futurs électeurs. Par contre, ceux dont les électeurs craignent l'arrivée de ces étrangers souhaiteront qu'il en vienne le moins possible.
Si Gérard Bouchard et Charles Taylor avaient eu le loisir d'explorer ce qui se passe en Europe, ils y auraient trouvé des contradictions comparables à celles d'ici, notamment au chapitre de l'identité nationale, du manque de main-d'oeuvre ou des frictions religieuses. Ils auraient aussi découvert que partis et médias ne sont pas les seuls à exploiter ces fausses tensions sociales. Des «chercheurs» y sont passés maîtres.
Au Canada, l'immigration a toujours suscité un malaise, bien que la diversité des populations ait empêché la domination d'un groupe ou d'un modèle d'intégration. Ce pluralisme, parfois reconnu par les tribunaux, n'a pas empêché de graves persécutions, notamment en temps de guerre -- au contraire. La récente «guerre au terrorisme» (sic) a fait renaître ce danger.
Ainsi, l'Institut Fraser, groupe de Vancouver voué au primat de l'entreprise privée, a livré récemment un rapport sur le péril terroriste. Les mesures prises par Ottawa après le 11-Septembre, y apprend-on, n'auraient pas apporté plus de sécurité au pays. La raison? Les cafouillages de la police et de la douane? Non. C'est l'immigration. Curieusement, ses auteurs attribuent les menaces potentielles à des facteurs que l'on invoque aussi au Québec.
Manque de rigueur
Le fort taux d'immigration établi par Ottawa, l'insuffisance des ressources allouées aux enquêtes de sécurité, le multiculturalisme qui favorise la fragmentation et le repli des communautés, tout cela crée un risque de radicalisation à la frange de certaines communautés. Aucune d'elles n'est nommée, certes. Mais, note Aurélie Campana, les musulmans se sentiront visés, ainsi que les sikhs et les tamouls.
Professeure à l'Université Laval, Aurélie Campana est aussi titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les conflits identitaires et le terrorisme. Dans une analyse parue dans La Presse le 9 juin dernier, elle note le manque de rigueur scientifique du rapport de l'institut, et elle rappelle la tragédie qui a frappé les Canadiens d'origine japonaise lors de la Seconde Guerre mondiale.
Quelques personnalités politiques ou diplomatiques d'Ottawa présentent aussi à l'occasion des vues restrictives en matière d'immigration. Non pas cette fois à cause du péril terroriste, mais en raison d'un sentiment de fragilité nationale. Cette «perception» les amène à proposer tantôt une réduction de l'immigration, tantôt une intégration autoritaire à la société canadienne, à ses valeurs et à son mode de vie.
Que ces vues contredisent les sentiments que l'on affiche ces temps-ci envers les peuples autochtones du pays n'est pas le moindre paradoxe. L'intégration forcée des autochtones n'a pas seulement été un lamentable échec pour la société canadienne, elle reste encore -- pour des générations d'enfants et de parents -- une tragédie personnelle et collective, un siècle après.
Avec la croissance démographique qu'ils connaissent, l'intégration de ces «nouveaux arrivants» de l'intérieur n'a pas fini de mettre le système à l'épreuve. À plusieurs égards, on peut tirer un parallèle entre le ministère des Affaires indiennes et celui de l'Immigration. L'arbitraire, l'insensibilité culturelle, la répression y ont laissé une culture à saveur coloniale, qui les rend bien peu aptes à corriger le passé, encore moins à inventer l'avenir. Et à ce jour, l'arrivée d'administrations provinciales en ces domaines n'a pas changé grand-chose non plus.
D'aucuns rêvent de privatiser l'immigration. Bienvenue à l'incompétence et à la corruption! D'autres trouvent que les «communautés» minoritaires n'ont pas fait qu'isoler «leurs» immigrants, comme on leur en fait parfois le reproche, elles leur ont aussi offert un milieu de transition et un important appui économique et moral.
Rares sont les institutions et les entreprises qui ont su faire mieux. Elles pourraient pourtant être davantage mises à contribution dans une future politique d'immigration propre à favoriser aussi l'intégration à la société d'accueil. L'accès au travail, aux codes sociaux et à la culture ambiante, toutes choses essentielles à une intégration réussie, y serait davantage assuré, peut-on croire, que dans maints programmes spéciaux, assujettis aux aléas gouvernementaux.
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redaction@ledevoir.com
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
LECTURE
Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe - XXe siècle), Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, 695 p.
Rapport Bouchard-Taylor
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