L’histoire détournée

Les partisans de la rectitude historique ne cherchent pas tant à faire vivre l’histoire qu’à se débarrasser d’un passé encombrant.

Le destin québécois


Je me souviendrai toujours de la question sur laquelle mon vieux professeur, le défunt Jean-Pierre Desaulniers, nous avait laissés ce jour-là. Dans les cours magistraux qu’il donnait à l’UQAM (et j’utilise « magistral » dans tous les sens du mot), Jean-Pierre Desaulniers avait l’habitude de laisser ses étudiants sur une question. Celle-ci était si bien tournée qu’elle nous taraudait toute la semaine. Ce jour-là, il nous avait demandé pourquoi Jacques Cartier avait « découvert » le Canada en dépit du fait que les terre-neuvas et tant d’autres navigateurs fréquentaient nos côtes depuis des lustres.
La semaine suivante, il nous expliqua que, contrairement à tous les autres, Jacques Cartier avait été expressément mandaté et investi des pouvoirs du roi François Ier pour « découvrir » de nouvelles terres. Et le maître de disserter à voix haute sur les raisons pour lesquelles la France avait ainsi décidé de « découvrir » des terres qu’elle fréquentait depuis toujours. Les autres visiteurs avaient certes abordé nos côtes, mais ce n’était pas pour les « découvrir », un concept dont ils n’avaient même pas l’idée. Sans rien enlever aux pêcheurs de morue, Jacques Cartier était donc irremplaçable.
La leçon de mon vieux professeur m’est revenue à l’esprit lorsque j’ai appris qu’en cette année du 400e anniversaire de naissance de Paul Chomedey sieur de Maisonneuve, la Ville de Montréal avait décidé de se contenter du service minimum. Et cela, alors même que la France a élevé l’anniversaire du fondateur de Montréal au rang de ses célébrations nationales. Une messe, un concert, quelques émissions de radio, deux ou trois cocktails et l’affaire sera vite bouclée. Pour ne pas dire bâclée. La seule exposition consacrée à cet important personnage nous viendra de France. Le village de Neuville-sur-Vanne, où est né Maisonneuve, et la région de Champagne-Ardennes ont en effet trouvé le moyen d’en faire plus qu’une métropole d’un million et demi d’habitants qui se targue d’être une destination internationale.
Plus étrange encore, l’année du 400e anniversaire de Maisonneuve aura finalement été celle de son déboulonnage. Au temps du Komintern, on trafiquait les photos officielles. Le 17 mai dernier, nos édiles municipaux se prenant pour des historiens se sont contentés, eux, de flanquer Maisonneuve d’une cofondatrice en la personne de Jeanne Mance. De prime abord, l’idée de faire une place particulière à cette femme exceptionnelle semble sympathique et louable. Nul doute qu’elle a été parrainée par de bonnes âmes.
Et pourtant, elle constitue non seulement une relecture tout à fait anachronique de l’histoire, mais un véritable détournement à des fins idéologiques. Comme l’explique fort bien l’historien Éric Bouchard, membre de la Société historique de Montréal, si Jeanne Mance a joué un rôle primordial dans la fondation de Montréal, Maisonneuve « était le seul à être investi des pouvoirs souverains […] de la part de la Société de Notre-Dame et de la part du Roi ». Et l’historien de poursuivre : « C’est lui qui gouvernait, lui qui jugeait, lui qui réglementait, lui qui planifiait, lui qui concédait, lui qui assurait une âpre défense et, en insistant pour être celui qui coupe le premier arbre sur l’île au printemps 1642, consciemment et personnellement, lui qui fonde en acte l’aventure montréalaise. » Aussi grand qu’ait pu être l’apport de Jeanne Mance, et il le fut, il n’était pas du même ordre.
Le plus surprenant, c’est que cette révision historique n’est due à aucune nouvelle découverte, mais à une simple relecture de l’histoire. Sur le plan historique, en effet, rien ne justifie cette proclamation sinon l’impératif besoin que semble avoir éprouvé le maire de Montréal de donner une place à une femme. On peut le déplorer, mais la parité n’existait pas au XVIIe siècle. Et l’intérêt de l’histoire, ce n’est pas d’y plaquer les valeurs d’aujourd’hui. Faudra-t-il demain inventer de nouveaux cofondateurs de Montréal pour faire une place aux homosexuels, aux autochtones ou même aux immigrants ? Je pose à peine la question que je la regrette déjà, de peur qu’on n’en saisisse pas l’ironie.
Dans le très beau livre intitulé Galanterie française (Gallimard), l’historienne française Claude Habib a cette phrase sublime : « Nous ne pouvons pas ne pas vouloir que l’histoire conduise à nous. » Et pourtant, dit-elle, le rôle de l’historien est justement de résister à cette tentation et de refuser d’enjoliver les faits pour servir le présent. « Ce n’est pas parce que le mouvement vers l’égalité des sexes est la tendance historique dans laquelle nous sommes engagés », écrit cette spécialiste du xviiie siècle, qu’il faut projeter « nos aspirations dans le passé ».
Cette élévation de Jeanne Mance au rang de cofondatrice est d’autant plus paradoxale que le 400e anniversaire de Jeanne Mance, célébré en 2006, était pratiquement passé inaperçu. Au fond, ce n’est peut-être pas un hasard. Les partisans de la rectitude historique ne cherchent pas tant à faire vivre l’histoire qu’à se débarrasser d’un passé encombrant.


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