La nature a horreur du vide. C’est encore plus vrai lorsque l’actualité s’emballe et nous entraîne sur des terrains inconnus. Il est alors tentant de s’imaginer que l’histoire repasse par des sentiers déjà balisés. Mais le parallèle est souvent trompeur.
C’est ainsi qu’on a vu récemment des gauchistes se rejouer quelques scènes classiques de la lutte antifasciste. Les pauvres confondent la loi 78 et les lois de Nuremberg. J’exagère, évidemment. Dans ce registre, l’éditorialiste du journal Libération n’a pourtant pas hésité à comparer la loi 78 « à la panoplie d’une dictature style Biélorussie ou Azerbaïdjan ». Certes, les amendes sont salées et certains articles de la loi prêtent à l’arbitraire. Mais de là à comparer le Québec à ces pays où des journalistes de l’opposition se font assassiner, il y a une limite à ne pas franchir. Rappelons qu’à Paris, les organisateurs d’une manifestation sont tenus d’avertir la police par écrit, non pas huit heures, mais trois jours à l’avance !
Il est tout aussi insidieux de comparer les mouvements étudiants actuels à ceux de Mai 68. Certes, la liesse qui se répand chaque soir dans les rues de Montréal ressemble à l’euphorie étudiante qui s’était emparée de Paris il y a 44 ans. Mais la comparaison s’arrête là. La pousser plus loin serait même une grave erreur. On peut penser ce que l’on veut de Mai 68, mais il s’agissait essentiellement d’un mouvement prêchant la liberté individuelle, la libéralisation des moeurs et une certaine anarchie douce. Le tout dans le contexte d’une société en pleine croissance issue de l’après-guerre. Il faut beaucoup d’ignorance pour s’imaginer que nous vivons encore dans une telle époque.
Avez-vous entendu l’un ou l’autre des leaders étudiants affirmer qu’il était « interdit d’interdire », qu’il fallait « jouir sans entraves », que « le vieux monde était derrière nous », qu’il fallait « demander l’impossible » et que les élections étaient des « pièges à cons » ? Au contraire. Le mouvement étudiant québécois ne réclame pas plus de liberté individuelle, mais plus d’État. Il ne veut pas moins d’université, mais plus d’éducation. Il ne veut pas plus d’individualisme, mais plus de « nous ». Les plus radicaux - et ils sont rares - ne réclament que la gratuité, une utopie tellement extravagante qu’elle est jugée normale dans la majorité des pays d’Europe.
La comparaison avec Mai 68 est dangereuse, car elle révèle une méprise complète sur le sens des événements récents qui n’ont rien d’un remake. Au contraire, les étudiants québécois sont en butte à une société où les idéaux de Mai 68 ont depuis longtemps triomphé. Et je ne connais pas de pays où ils règnent sans partage comme au Québec. Loin d’être les enfants gâtés que l’on décrit, les jeunes qui manifestent dans nos rues ont déjà subi toutes les affres de cette exaltation de la liberté individuelle que nous avons connue depuis 50 ans, et au nom de laquelle d’ailleurs on leur réclame aujourd’hui de payer leurs études.
N’est-ce pas, en partie, la libéralisation des moeurs qui a offert à nombre de ces jeunes des familles éclatées ? Or, comme le dit la philosophe Hannah Arendt, la famille demeure la première protection des enfants contre la violence de nos sociétés. C’est aussi au nom de cette liberté individuelle qu’on a offert à cette génération des écoles plus soucieuses de convivialité que de savoir et d’excellence. Mais c’est surtout au nom de cette même liberté que nous avons livré notre jeunesse au consumérisme et à l’abêtissement audiovisuel. Depuis vingt ans, cette couche de la population est devenue la poule aux oeufs d’or des marchands de babioles technologiques et de sous-produits culturels. Il n’y a qu’à ouvrir la télévision pour le savoir.
Ce consumérisme, dont les pouvoirs publics se font les complices, explique probablement pourquoi le nombre d’élèves et d’étudiants qui travaillent est si élevé au Québec. Un autre de nos records mondiaux… avec le décrochage ! Dans nombre de pays, les employeurs qui font travailler des jeunes de 14 ou 15 ans presque 20 h par semaine auraient affaire à la police. Pas chez nous. Durant cette crise, a-t-on entendu quelqu’un au gouvernement s’inquiéter du fait que le taux d’emploi des étudiants à temps plein âgés de 20 à 24 ans (tous niveaux d’études confondus) était passé de 25 % à 55 % en un quart de siècle ? L’étudiant qui se consacre vraiment à ses études sera bientôt une bête rare au Québec. Une telle jeunesse peut-elle vraiment être considérée comme favorisée ?
S’il fallait désigner le personnage le plus soixante-huitard de la tragédie qui se joue sous nos yeux, ce ne serait donc ni Gabriel Nadeau-Dubois, ni Léo Bureau-Blouin, ni Martine Desjardins. Ce serait plutôt Gilbert Rozon, qui s’inquiétait publiquement - quelle horreur ! - des nuisances que les étudiants pourraient causer à ses séances annuelles de fou rire. Le président du festival Juste pour rire n’est-il pas le symbole par excellence de cette société hédoniste imaginée en 1968 ? Une société de la jouissance immédiate et du rire ininterrompu. D’ailleurs, Gilbert Rozon ne rêve-t-il pas de transformer Montréal en festival permanent ? « Juste pour rire », le slogan aurait très bien pu être inventé en Mai68.
Les soixante-huitards ne sont pas ceux que l’on pense.
crioux@ledevoir.com
Mai 68 ?
La nature a horreur du vide. C’est encore plus vrai lorsque l’actualité s’emballe et nous entraîne sur des terrains inconnus. Il est alors tentant de s’imaginer que l’histoire repasse par des sentiers déjà balisés. Mais le parallèle est souvent trompeur.
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