L'exploitation des gaz de schiste aux Etats-Unis pollue l'air des européens

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Plus de développement possible sans destruction. C'est la fin de l'illusion du développement durable

Au départ d'une station d'observation située en Suisse, des chercheurs du groupe infrarouge de physique atmosphérique et solaire de l'Université de Liège ont constaté un phénomène potentiellement inquiétant pouvant mener à la dégradation de la qualité de l'air : depuis 2009, le taux d'éthane dans l'atmosphère augmente de 5% par an, alors qu'auparavant il diminuait annuellement d'1%. Cette hausse trouve son explication à des milliers de kilomètres de là, aux États-Unis, où l'exploitation massive du gaz de schiste contenu dans les sous-sols n'est pas sans effet secondaire.


Comment un forage réalisé au beau milieu d'une plaine américaine peut-il faire ressentir ses effets à 3 580 mètres d'altitude en Suisse ? Drôle d'effet papillon qui vaut d'être décrit. Depuis la fin des années 2000, les Américains exploitent les gaz de schiste. Pour ce faire il a d'abord fallu percer des puits à la verticale, dans l'espoir d'atteindre les couches géologiques renfermant du méthane. Ce composé chimique, au fort potentiel combustible, ne se capture toutefois pas si aisément. Pour le déloger de ses 1 500 à 3 000 mètres de profondeur, bien abrité dans le schiste, il fallut passer à la méthode horizontale et au fracking. Ou « fracturation hydraulique », soit l'injection d'un savant mélange d'eau, de sable, de lubrifiants, de biocides et de détergents qui permet au gaz d'être récupéré en surface.
Cependant, quelque part durant ce processus, une partie du méthane (CH4) s'éclipse. Et pas seulement lui : l'éthane (C2H6), qui lui est intimement lié, s'évapore partiellement aussi.


Au sommet du Jungfraujoch


Cette fuite d'éthane n'a étonnamment pas été repérée au départ des USA. Mais bien depuis les sommets enneigés de la station du Jungfraujoch (le « col de la jeune fille »), au cœur des Alpes suisses. Un observatoire scientifique international qui abrite entre autres le laboratoire de physique atmosphérique et solaire de l'ULg. C'est là que l'on procède à des mesures de lumière infrarouge. En altitude, pour se préserver des interférences de l'eau, abondante dans les plus basses couches de l'atmosphère, qui risquerait de parasiter les résultats.


L'analyse de cette lumière solaire infrarouge, c'est le rayon de deux jeunes chercheurs liégeois, Whitney Bader et Bruno Franco. Courant 2014, ceux-ci ont mis au point une méthode permettant d'analyser plus finement les informations liées à l'éthane dans les observations infrarouges grâce à de nouveaux paramètres spectroscopiques. Cette amélioration des techniques a permis d'étudier sous un nouveau jour certaines séries de données. Dont celles relatives à la présence d'éthane dans l'atmosphère.


« En inspectant à nouveau cette série, nous avons décelé une inversion de tendance en cours de route, raconte Emmanuel Mahieu, chercheur FNRS et responsable du GIRPAS (groupe infra-rouge de physique atmosphérique et solaire). Depuis le milieu des années 1990, la présence d'éthane diminuait chaque année d'environ 1%. Puis aux alentours de 2009, on remarque une hausse de 5% par an ». En d'autres termes, les efforts de réduction entrepris depuis plus d'une décennie sont désormais réduits à néant.


Dans les années 1980 déjà, cette pollution atmosphérique due à l'éthane avait été constatée. Le résultat d'émissions dites « fugitives », non-contrôlées, liées à l'exploitation de sites pétroliers. Les pouvoirs publics avaient alors réagi en imposant aux groupes industriels des mesures qui ont permis une amélioration progressive de la situation.


Gare au mauvais ozone


Car on ne badine pas avec l'éthane ! Si ce gaz en lui-même n'est pas polluant, c'est sa dégradation qui le rend dangereux. Il finit ainsi par former de l'ozone dans la troposphère. Du « mauvais » ozone, celui que l'on retrouve à proximité du sol et jusqu'à dix kilomètres d'altitude. Un polluant majeur pour l'humain et la biosphère, à la différence du « bon » ozone, qui est présent plus en hauteur et qui nous protège contre les rayons UV du soleil. « C'est à cause de ce mauvais ozone qu'il y a parfois, en été, des journées d'alerte, lors desquelles il est déconseillé de faire du sport, de sortir si l'on est asthmatique… Il s'agit aussi d'un oxydant, qui est par exemple nocif pour la végétation, les matériaux de construction (toitures, châssis, etc.) », détaille Emmanuel Mahieu. Surtout, l'éthane est émis de façon coïncidente avec le méthane, un gaz à effet de serre encore plus efficace que le CO2.


Pour quelles raisons le taux d'éthane dans l'atmosphère repart-il subitement à la hausse à l'aube des années 2010 ? Au départ, les chercheurs liégeois n'avaient que des soupçons. Ils constatèrent que la période coïncidait avec le démarrage de l'exploitation massive du gaz de schiste aux États-Unis. Puisque les vents dominants vont du continent américain vers l'Europe et que le temps de transport de cet hydrocarbure est inférieur à sa durée de vie, l'hypothèse d'en retrouver des traces depuis les Alpes suisses était plausible.


Plus que des présomptions, il fallait des preuves. L'équipe contacta des collègues néozélandais, afin de déterminer si eux aussi observaient le même phénomène. Négatif. L'hémisphère sud est pour l'instant préservé. Ce qui laisse penser que l'origine de la pollution se situe bien dans l'hémisphère nord et que l'éthane ne survit pas suffisamment longtemps dans l'atmosphère pour migrer significativement sous l'équateur.


Sur orbite


Les chercheurs se tournèrent ensuite vers le ciel et l'instrument canadien ACE, sur orbite depuis 2004. Leur objectif fut d'établir si les mesures prises depuis le sol étaient similaires aux données captées depuis l'espace. Résultats concordants. Au-dessus du continent américain, le satellite a même noté des progressions proches de 10% par an !


Pour conforter une nouvelle fois son hypothèse, l'ULg s'est tournée vers le réseau NDACC (Network for the Detection of Atmospheric Composition Change), qui rassemble plusieurs sites similaires au Jungfraujoch, notamment aux USA, au Canada, dans le grand Nord… « Nos collègues ont procédé à la même analyse et constatent la même tendance que nous », souligne Emmanuel Mahieu.


Le doute n'est (presque) plus permis. Comment se fait-il toutefois que les stations américaines, ayant le nez sur ces fuites d'éthane, n'aient rien perçu jusqu'à ce que des spécialistes liégeois armés de données prises en Suisse ne viennent les alerter ? « Nos techniques nous permettent d'analyser une vingtaine de constituants, on ne peut pas tout examiner à la fois. Tout dépend des priorités de chaque laboratoire, répond le responsable du GIRPAS. Il y avait toutefois des études en cours sur le méthane. Mais le problème de celui-ci, c'est que ses sources d'émission sont nombreuses. Il est donc plus difficile d'attribuer un lieu d'origine. C'est pour cette raison que nous mettons l'accent sur l'éthane, même si nous étudions les deux ».


Qui a fuité ?


La prochaine phase de la recherche portera justement sur la quantification et l'identification des émissions. Quelle est l'ampleur réelle de ces fuites ? D'où viennent-elles précisément ? Les chercheurs vont pour cela se servir de « modélisation inverse ». Les mesures prises par un satellite vont être utilisées pour déduire la localisation des sources et l'intensité des émissions. Une méthode disponible pour le méthane, mais celui-ci étant émis simultanément à l'éthane, il devrait être possible d'en tirer des conclusions utiles.


« L'objectif est de déterminer si notre modèle est capable de reproduire les tendances observées. Si on n'y arrive pas, cela signifiera qu'il existe d'autres éléments à d'autres endroits ou qu'ils ont été sous-évalués, décrit Emmanuel Mahieu. Sinon, on procèdera par tests de sensibilité : de combien devrait-on augmenter les émissions pour retranscrire les niveaux atmosphériques observés ? »


La dernière étape consistera à évaluer l'impact réel sur la qualité de l'air. « On a encore du pain sur la planche ! » Des conclusions pourraient être livrées d'ici 18 à 24 mois, si les financements nécessaires à la recherche sont obtenus. Un article scientifique, portant sur l'amélioration de l'analyse des paramètres spectroscopiques et révélant l'augmentation récente de l'éthane au Jungfraujoch, a déjà été publié en mars dernier dans le JQSRT (Journal of Quantitative Spectroscopy and Radiative Transfer). Un autre est en préparation, se penchant cette fois sur la comparaison des fuites d'éthane selon les différents sites de mesure.


Priorité au méthane


Le but des chercheurs liégeois n'est cependant pas de mener une croisade anti-gaz de schiste. Bien au contraire. Selon Emmanuel Mahieu, il vaut mieux exploiter du méthane pour le convertir en électricité que du charbon. « On va me dire que je suis fou, puisqu'il s'agit d'un gaz à effet de serre, sourit-il. C'est vrai. Mais tant qu'à faire un choix entre les deux, il est préférable d'opter pour le méthane. Car le charbon contient du soufre, émet plus de microparticules dans l'atmosphère et se révèle moins efficient au niveau de la conversion en électricité. Toutefois, si les fuites se révèlent supérieures à 3%, c'est l'inverse. Le premier devient moins intéressant que le second. »


D'où la nécessité d'optimiser les processus d'extraction et de continuer à surveiller de près la situation. Reste enfin à savoir si les forages massifs aux États-Unis et l'utilisation connexe de pompes, machines et autres camions (soit des outils qui fonctionnent souvent au diesel) n'induisent pas la hausse d'autres types de constituants. Comme le benzène et ses dérivés, qui figurent quant à eux sur le liste des cancérigènes.


Référence


Retrieval of ethane from ground-based FTIR solar spectra using improved spectroscopy: recent burden increase above Jungfraujoch, Franco et al. (2015), Journal of quantitative Spectroscopy and Radiative Transfer, 160, 36-49, doi:10.1016/j.jqsrt.2015.03.017.


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