La dernière année politique a laissé l'impression d'un Québec divisé, voire d'une société dressée contre elle-même. Le Québec serait-il à ce point morcelé? Le débat sur les accommodements raisonnables a accéléré certains grands questionnements, favorisant au passage des querelles tout émotives et dénuées de rationalité. Le Devoir a posé la question à diverses personnalités venues de différents coins du Québec. Sommes-nous déchirés à ce point? Voici le troisième d'une série de dix textes.
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Surtout n'arrivez pas par l'autoroute! Arrivez par Notre-Dame-des-Bois, venant de Woburn; ou du New-Hampshire au-dessus de Chartierville; ou par la 112, juste après Eastman, lorsque le mont Orford se dresse au-dessus du petit lac Orford; ou par les hauteurs de Dufferin Heights après Stanstead; ou à Saint-Venant par le Chemin Malvina.
Chaque fois, c'est l'émerveillement. C'est chez nous que le Québec est le plus beau! Égarez-vous dans nos petites routes: le regard se perd dans les plis appalachiens, autour des champs vallonnés, cultivés jusqu'au sommet. Allez à Saint-Malo, par temps clair et montez au sommet de la tour d'observation: vous apercevrez, dans toute leur majesté, les monts Mégantic, Hereford, Owl's Head, Orford et Chapman. Ce paysage n'est pas aussi ancien que celui des rives du Saint-Laurent: il est le second plus ancien. Les Anglais ont mis tout leur savoir-faire dans l'aménagement de leurs cantons, avec le coup de pouce incontournable de leur puissance politique et économique. Certes, aujourd'hui, ils sont presque tous partis. Mais dans toutes les sociétés d'histoire, les membres défendent ce patrimoine anglo-saxon avec énergie. Ne touchez pas à nos noms anglais! À nos maisons de style vernaculaire américain!
C'est le paradoxe des Cantons-de-l'Est: les Québécois ont envahi le territoire après 1850, ont remplacé les habitants de souche britannique, ont développé une conscience régionale très articulée qui a succédé au dynamisme économique anglo-saxon. Les hommes d'affaires cultivent des liens formels avec la Nouvelle-Angleterre. Vous reconnaîtrez facilement les «vrais» descendants de ces premiers francophones à l'oreille: ils disent «Mégog», «Sheurbrouke», «Dofferine», «Pétonne», à l'anglaise. Les nouveaux venus, arrivés par l'attraction irrésistible des institutions éducatives ou administratives, ne parlent pas ainsi. Même après 38 ans, comme moi, ils ne sont pas de «vrais» Estriens.
Paradoxe estrien
C'est chez nous qu'on trouve la seule section de la Société Saint-Jean-Baptiste qui soit fédéraliste. Pourtant, les Estriens ont élu assez de députés péquistes ou bloquistes ou adéquistes pour entrer dans la moyenne québécoise. Le paradoxe, toujours. Les cultivateurs anglophones ont appris le français: il le fallait bien pour pouvoir participer aux assemblées de l'UPA. Mais c'est à Saint-Camille qu'on rencontre Jacques Proulx, le dynamique président de Solidarité rurale.
Sherbrooke est sans doute la seule municipalité du Québec qui s'est dotée d'un programme spécial pour l'accueil aux immigrants. Sherbrooke aime se dire qu'elle est accueillante pour les immigrants. Pourtant, comme ailleurs, les immigrants finissent par partir. Malgré tout, trois communautés sont en voie de s'enraciner: les Serbes, les Afghans et les Colombiens. Ils sont regroupés dans le même quartier, là où les loyers sont les moins chers car l'intégration économique n'est pas facile. Certes ils travaillent. Mais les services publics, la fonction publique, là où les conditions de travail sont les meilleures, leur demeurent obstinément fermés.
Depuis 30 ans, on organise chaque année le Buffet des nations, qui est toutefois en train de s'installer dans la routine, grande soirée gastronomique où il est possible de goûter aux saveurs d'ailleurs. Les communautés culturelles préfèrent de beaucoup le Festival des traditions du monde qui a lieu à chaque année à Fleurimont en août. Là, ils peuvent présenter leurs pays autrement que par la nourriture. On apprécie les immigrants pour leur exotisme semble-t-il, pas vraiment pour cultiver leur amitié. Et on s'étonne après qu'ils se rassemblent entre eux!
On a quand même une petite tradition d'assimilation: les Fabi, les Scalabrini, les Trifiro, les Setlakwe, les Kandalaft, les Kouri, les Haddad ont fini par devenir d'authentiques Estriens. Comme tous ces professeurs étrangers qui sont venus enseigner à l'Université de Sherbrooke, depuis 1965.
La réceptionniste de la Société d'histoire de Sherbrooke est une journaliste de Sarajevo. Toutefois, elle n'a pas abandonné complètement son métier: une fois par semaine, Snjezana Servt-Puteka anime une émission en serbo-croate à CFLX, la radio communautaire. L'historien qui a révélé aux Estriens leur histoire, avec les outils de la science historique, vient de... Belgique: Jean-Pierre Kesteman.
Les citoyens ont souvent le sentiment de vivre dans une société qui leur permet d'expérimenter des modèles inédits. L'Université de Sherbrooke a inauguré, dès les années 1960, le système coopératif dans un nombre de plus en plus grand de ses programmes. Depuis, ce modèle tente d'être imité un peu partout. Ce versant corporatiste a toutefois son effet pervers: l'Université vient de brandir avec succès la menace d'un lock- out, pour refuser le principe de la direction collégiale.
Le premier CLSC du Québec est apparu à Sherbrooke. Pendant deux décennies, la faculté de médecine a maintenu un programme de sciences de la santé communautaire et a été la première à développer une nouvelle approche pédagogique: l'apprentissage par problèmes. Au moment de l'opération «fusion des hôpitaux», le CRSSS a réussi à intégrer les plus anciens au CHU, sans trop de grincements de dents, rendant caduque la vieille rivalité entre l'Hôtel-Dieu et Saint-Vincent-de-Paul. Un «Institut universitaire de gériatrie» été mis en place, intégrant le «Sherbrooke Hospital».
Exaltation estrienne
Qu'on se le dise, nous sommes passés de la petite industrie à l'industrie du savoir! Une ancienne usine de lingerie a été transformée en «Musée de la Science et de la nature». C'est chez nous qu'on trouve un «Centre de réadaptation pour les handicapés» qui expérimente des méthodes nouvelles reconnues à travers le Canada.
La ville de Sherbrooke a réussi l'opération «fusion» sans trop de dommages: les sept municipalités voisines ont été annexées et le transport en commun réaménagé pour les accommoder. Oh ça grince, ici aussi, dans les relations de travail; on critique les horaires, mais dans l'ensemble ça marche. Initiative absolument inédite, le transport en commun est gratuit pour les étudiants des cégeps et des universités sur simple présentation de leur carte d'étudiant. C'est à Sherbrooke qu'on a pu voir un Conseil municipal également réparti entre les hommes et les femmes, de 1998 à 2001.
En 1992, un groupe de féministes a constitué les Pépines (Promotion des Estriennes pour initier une nouvelle équité sociale) qui travaillent à aider les femmes à investir les lieux de pouvoir. Depuis 2002, les Pépines décernent des Prix Aequitas aux femmes, aux hommes, aux institutions qui font avancer la place des femmes dans les postes d'autorité.
La grande décennie des turbulences sociales, les années 1970, a été vécue chez nous dans l'exaltation. Les institutions d'enseignement ont formé une sorte de consortium, «Fer de lance», pour organiser la concertation dans les programmes de l'éducation des adultes, afin d'éviter le dédoublement des programmes et surtout répondre aux demandes des citoyens.
Durant les années 1970 également, ont eu lieu à Sherbrooke, des teach-in mémorables, dont l'influence a été déterminante: sur l'avortement, sur la famille, sur les familles monoparentales, sur la condition féminine. Pendant douze heures, les conférences se succédaient, une à chaque heure, et les salles étaient si pleines qu'il fallait placer des écrans dans les salles avoisinantes. Nous en étions persuadés: ce n'était pas uniquement à Montréal que ça brassait! Et ça continue.
L'Estrie demeure une pépinière de coopératives: 148 au dernier rapport. On dénombre une quarantaine de coopératives d'habitations dans la région, dont vingt à Sherbrooke. La plus grosse, créée en 1975, la Coopérative d'habitations de Sherbrooke, gère 44 immeubles avec 234 logements. Tout le territoire est couvert par les coopératives funéraires. La Coopérative de développement régional de l'Estrie, l'une des plus anciennes du Québec, existe depuis 1984. On vient de construire la Maison de la Coopération. Quant aux groupes communautaires, ils foisonnent. Les immigrants sont nombreux à y oeuvrer. On trouve un «Carrefour de solidarité internationale» pour sensibiliser la population à l'aide aux pays en développement.
«Sercovie», organisme communautaire implanté en 1973, pour les cinquante ans et plus, offre une vaste gamme de services, dont une popote roulante qui sert plus de 80 000 repas par année. C'est la plus grosse du Québec. Plus de 350 bénévoles s'y activent cinq jours par semaine.
Faire briller la culture
Les maisons de la culture se dressent un peu partout. À Saint-Camille, «Le Petit bonheur» attire chansonniers, artistes et philosophes. Les «Aquarellistes du lundi» multiplient les vernissages. Chaque été, trois «Circuits des arts», invitent la population à visiter ses artistes et ses artisans. Notre Orchestre symphonique remplit la salle Maurice O'Brady six fois par année (2500 places) et depuis cette année, présente des concerts d'initiation aux élèves des écoles. Que serait le Québec sans Jim Corcoran, Clémence Desrochers, Garou et Richard Séguin? Le Centre d'art Orford attire même les Montréalais. Comme les Correspondances d'Eastman, comme le Sentier des poètes de Saint-Venant. Le Festival des harmonies rassemble, bon an mal ans, 160 harmonies étudiantes de tout le Québec. Ils étaient 3000 à venir. Ils sont désormais 12 000.
L'Estrie a l'habitude de la multiplicité des églises: il y avait tant de confessions différentes. Les plus jolies continuent d'embellir le paysage à Ways Mill, à North Hatley: on y donne des concerts. Les plus anciennes sont recyclées: Centre d'art, Centre de spectacles (le Vieux clocher de Magog, le Vieux clocher de Sherbrooke), Centre communautaire. La communauté serbe a réussi à s'acheter une maison et à créer une paroisse de rite orthodoxe à Deauville: Saint-Simon Miséricorde. On trouve désormais quelques mosquées et une grande variété d'églises évangéliques. Les églises catholiques sont presque désertées, comme ailleurs au Québec; pourtant c'est en Estrie qu'officie l'abbé Robert Jolicoeur, qui remplit son église trois fois par fin de semaine.
Avec cette tradition d'assimilation dynamique, qui dure depuis plus d'un siècle, notre région semble avoir surmonté ses divisions historiques. Qu'on se le dise! Ça peut marcher, mais à une condition: faire de la place aux nouveaux venus!
Quand la radio quotidienne nous informe des bouchons de circulation montréalais, les Estriens songent à leur petit quart d'heure de pointe, à l'heure où s'achève la journée des écoliers ou à celle où ferment les centres commerciaux. Un réseau de pistes cyclables imbattable, une école de ski nautique en pleine ville, la «Cité des rivières», où la population converge douze mois par année pour se promener, pédaler, patiner, des pistes de ski de fond dans chaque village, et des lacs, de vrais lacs, immenses, avec chacun son comité de citoyens pour le préserver. Vous venez en Estrie pour vos ballades du dimanche. Nous avons le privilège d'y vivre.3
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Micheline Dumont, Historienne
Autour de chez nous (3)
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