La dernière année politique a laissé l'impression d'un Québec divisé, voire d'une société dressée contre elle-même. Le Québec serait-il à ce point morcelé? Le débat sur les accommodements raisonnables a accéléré certains grands questionnements, favorisant au passage des querelles toutes émotives et dénuées de rationalité. Le Devoir a posé la question à diverses personnalités venues de différents coins du Québec. Sommes-nous déchirés à ce point? Voici le quatrième d'une série de dix textes.
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Le Québec serait-il plus divisé qu'avant? Répondre à cette question requiert de se prononcer non seulement sur l'hypothèse d'une fragmentation sociale plus importante, mais aussi sur une rupture temporelle entre un «avant» et un «après». Il me semble qu'implicitement, la question fait référence, dans les esprits, à trois phénomènes: un pluralisme accru sur le plan social et culturel; la remise en cause de l'État-providence; et la -- fameuse -- mondialisation.
Le pluralisme tend à être assimilé à un relativisme qui permettrait tout et n'importe quoi; l'ébranlement de l'État-providence semble avoir sonné le glas d'une certaine forme de justice redistributive, axée notamment sur un système fiscal progressiste et l'accès universel à certains biens et services; quant à la mondialisation, elle serait, selon certains, responsable de la plupart des maux qui nous affectent, «obligeant» les gouvernements à sabrer à la fois dans les impôts et les services, tout en constituant, paradoxalement, un nouvel horizon d'attentes.
Ces trois phénomènes semblent s'être conjugués dans une accélération de ce que certains considèrent comme la «perte des repères» (et même, pour certains, une «crise de la culture»), qui fragmenterait une société autrefois unie et solidaire.
À première vue, je dois avouer que je me méfie de tous les discours qui posent d'emblée cet «autrefois» comme symbolisant une plus grande stabilité et une cohésion sociale plus forte. Trop souvent, en effet, on a tendance, devant la nouveauté et l'incertitude, à voir l'autrefois comme quelque chose de stable et de rassurant, et à oublier que chaque époque comporte son lot de problèmes, de défis, de tensions et de conflits. Chaque époque présente aux individus et aux sociétés des défis et des difficultés qui lui sont propres, et par rapport auxquels il faut faire preuve non seulement de lucidité (pour utiliser un terme à la mode) mais aussi, et surtout, d'imagination, d'innovation, et de courage.
Le chacun pour soi
Il est vrai que la manière que nous avions de nous représenter l'État-providence québécois reposait sur l'acceptation (bon gré, mal gré) d'une vision plus «solidariste» de la société. L'heure actuelle semble davantage au «chacun pour soi», tant du point de vue individuel (le discours sur la diminution des impôts met l'accent sur la possibilité que devrait avoir chacun de «garder plus d'argent dans ses poches» et donc de «moins payer pour les autres», qu'ils soient étudiants, bénéficiaires de l'aide sociale, handicapés ou autres), que régional (pensons par exemple à l'opposition de certaines régions du Québec à l'aide particulière aux régions-ressources).
Il y a ici, très manifestement, un changement de discours, de représentation des exigences de la justice sociale: au lieu de considérer l'amélioration du bien-être de chacun comme contribuant à rendre la société québécoise meilleure dans son ensemble, on a davantage tendance à y voir un gain dans un jeu à somme nulle, c'est-à-dire comme enlevant nécessairement quelque chose aux autres. Cette attitude ne reflète pas uniquement une simple inquiétude devant la diminution des ressources de l'État: elle est symptomatique d'un effet de ressac, particulièrement bien manipulé par la droite, contre les pratiques de solidarité et de démocratisation des pratiques sociales et politiques.
En jouant sur les inquiétudes et l'envie, ce discours a permis, particulièrement lors des cinq dernières années, de dépeindre tour à tour comme jouissant de privilèges honteux les étudiants, les syndiqués du secteur de la santé, les fonctionnaires, les médecins, et les régions-ressources, notamment, et de nous désolidariser du sort de nos concitoyens.
En ce sens, parler d'une division accrue de la société québécoise reflète effectivement une certaine réalité.
Ceci ne veut pas dire qu'il n'y avait pas, à l'époque «providentialiste», de tensions entre patrons et travailleurs, d'opposition à la redistribution de la richesse par un système progressiste, d'unanimité sur les droits sociaux. Aucun droit politique et social n'a jamais été offert à la «masse» sur un plateau d'argent; chacun a été durement acquis, notamment le droit de vote, le droit à la syndicalisation et à la négociation collective, ainsi que l'égalité des genres.
Cela ne veut pas dire non plus qu'il n'existe plus de pratiques de solidarité, ni que l'État québécois s'est totalement désengagé; loin s'en faut. Ce que cela veut dire, c'est que les contraintes actuelles ont favorisé l'émergence d'un discours qui déplace le rapport de force, moins favorable à la redistribution et à la démocratie en elles-mêmes. La démocratie comporte en effet un engagement fondamental envers l'égalité, et c'est très précisément l'égalité qui est menacée par le discours ambiant, qui joue sur la division sociale pour repositionner le rapport de force au détriment de droits acquis au prix fort.
Ceci ne veut pas dire qu'il ne faut pas se poser la question de la manière dont on doit procéder à une certaine redistribution de la richesse, ni essayer d'imaginer de nouvelles façons d'assurer les services publics. Il est des débats qu'il faut faire. On ne peut pas échapper au débat sur les frais de scolarité, sur le financement de la santé, sur les investissements requis en matière de transport en commun, sur le développement durable.
Paradoxalement, le discours dominant va réduire notre capacité à y faire face comme collectivité. Pendant qu'on diminue les impôts, par exemple, on réduit la capacité collective d'investir précisément dans ces domaines qui assureraient la capacité de la société québécoise de faire face à ces immenses défis, au regard desquels, pourtant, l'histoire nous jugera. Par conséquent, si le contribuable peut sembler y gagner sur le plan individuel, ce ne peut être qu'à très court terme; en fait, c'est bien illusoire, puisqu'il y a parallèlement augmentation de différents tarifs, et qu'il y aura probablement hausse des frais de scolarité et tarification de certains soins de santé.
Question de justice
C'est en fait à un grand débat sur la justice que nous convient les défis actuels. Car la véritable question, en définitive, est celle du type de collectivité que nous voulons pour le Québec de demain, de la responsabilité que nous avons les uns envers les autres, et de la valeur que nous accordons à la possibilité que chacun (et notamment, sinon surtout, les moins favorisés) atteigne un certain niveau de bien-être.
Prenons par exemple la question des baisses d'impôt. Dès son premier mandat, le premier ministre en a fait une question de justice. Or, cela ne va pas de soi. Car il y a différentes conceptions de la justice. Pour ne prendre que deux exemples, disons que, pour certains, la justice requiert qu'à chacun revienne les fruits de son labeur, peu importe la répartition globale de la richesse et les inégalités existantes; alors que, pour d'autres, la justice requiert que, tout en protégeant les libertés fondamentales, la société s'assure que les individus aient accès à un certain nombre de biens fondamentaux et procède à une certaine redistribution de la richesse, notamment parce que les individus ne sont responsables ni de la situation dans laquelle ils naissent et grandissent, ni des capacités que la nature leur a octroyées, ni de certains risques qui les rendent plus vulnérables.
Dans le débat actuel, les différentes conceptions de la justice demeurent souvent implicites, mais en fait, elles orientent les positions de chacun. Quel impact cela a-t-il sur les questions pressantes de financement des services publics? En matière de financement de la santé, par exemple, la seconde conception de la justice exige que l'accès égal aux soins ne soit pas déterminé par le revenu d'un individu; ce qui signifie que toute introduction du privé dans la fourniture de soins qui rendrait l'accès inégal (en matière de qualité de service ou de temps requis pour l'obtenir) ou qui drainerait les ressources du public vers le privé à cause des différents incitatifs qui s'y trouveraient désormais, serait inéquitable et devrait donc être rejetée.
Dans la dernière année, la question des rapports interculturels a occupé beaucoup de place, et donné l'impression que le Québec se fragmentait sous le coup de l'immigration et de ce que certains voient (à tort) comme du laxisme ou de l'«à-plat-ventrisme» des institutions publiques. En fait, cette question ne fait que détourner l'attention des enjeux les plus importants, qui concernent la place de l'économie, son rapport avec le social et le politique, et la manière dont on doit combiner l'efficacité économique, la justice sociale et la liberté politique (selon la fameuse formule de Keynes).
C'est à Tocqueville que je laisserai le mot de la fin. Il écrivait en effet dans L'Ancien régime et la Révolution (1856) que, dans les sociétés démocratiques, «l'envie de s'enrichir à tout prix, le goût des affaires, l'amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles [y] sont les passions les plus communes. Ces passions s'y répandent aisément dans toutes les classes [...]. Or, il est de l'essence du despotisme de les favoriser et de les étendre. Ces passions débilitantes lui viennent en aide; elles détournent et occupent l'imagination des hommes loin des affaires publiques, et les font trembler à la seule idée des révolutions. Lui seul peut fournir le secret et l'ombre qui mettent la cupidité à l'aise et permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant le déshonneur.»
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Geneviève Nootens, Professeure de science politique à l'Université du Québec à Chicoutimi
Titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la démocratie et la souveraineté
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Professeure de science politique à l'Université du Québec à Chicoutimi Titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la démocratie et la souveraineté
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