La dernière année politique a laissé l'impression d'un Québec divisé, voire d'une société dressée contre elle-même. Le Québec serait-il à ce point morcelé? Le débat sur les accommodements raisonnables a accéléré certains grands questionnements, favorisant au passage des querelles émotives et dénuées de rationalité. Le Devoir a posé la question à diverses personnalités venues de différents coins du Québec. Sommes-nous déchirés à ce point? Voici le deuxième texte d'une série de dix.
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Charles est un ouvrier spécialisé. Il a 45 ans, est marié et père de deux adolescentes. Depuis 25 ans, il travaillait dans la même petite usine près de chez lui. Le climat y était bon et son salaire, ajouté à celui de son épouse, permettait à sa famille de vivre correctement.
Mais il y a quelques mois, le propriétaire, découragé, a annoncé qu'il ne parvenait plus à faire face à la concurrence et a fermé l'entreprise. C'est ainsi que, pour la première fois, Charles s'est retrouvé sans emploi. Ce fut un grand choc, mais notre homme est combatif. Il a décidé de chercher énergiquement un nouvel emploi. N'habite-t-il pas dans une région où le taux de chômage est très faible?
Les premiers jours, il a rempli tous les papiers qu'on lui a présentés, a passé les toutes les entrevues qu'on lui a organisées, a répondu à toutes les questions qu'on lui a posées. Et bien sûr, il a posé les siennes, ses questions. Il a ainsi constaté que les entreprises recherchaient d'abord des employés de nuit. Il a compris également que, sans ancienneté dans une nouvelle entreprise, son salaire diminuerait. Et qu'il subirait le même inconvénient pour toute une série de petits avantages, dont le choix de la date des vacances. Il devrait aussi voyager davantage chaque jour, ne trouvant pas le même genre d'emploi à proximité.
Une profonde amertume l'envahit. Ne se résignant pas à son nouveau sort, il refusa emploi sur emploi jusqu'au moment où, au bout de deux mois, il eut une sérieuse discussion avec sa femme. Elle lui rappela qu'ils avaient deux jeunes filles aux études. Ils n'avaient pas les moyens de voir diminuer leur revenu.
Charles se décida donc. Il accepta un travail de nuit et compensa le manque à gagner en acceptant un autre emploi à temps partiel d'une quinzaine d'heures par semaine. Ainsi, en travaillant 55 heures au lieu de 40, il parvint à retrouver le même niveau de revenu qu'auparavant.
Quel recul! Pourquoi donc se demanda-t-il? Avait-il commis quelque négligence dans son ancien emploi? Non. On le considérait comme un employé modèle, toujours ponctuel, toujours ouvert aux nouvelles méthodes de travail, à l'utilisation de nouveaux équipements. Le problème n'était pas là.
Était-ce à cause des pays émergents qui concurrencent maintenant nos emplois en offrant des conditions de travail très inférieures aux nôtres? Non plus. Aucun pays étranger n'exportait chez nous le genre de produit qu'il fabriquait.
La valeur du dollar alors? On lui avait dit qu'un dollar canadien fort empêchait l'exportation. Mais son ancienne entreprise se concentrait sur le marché provincial. Ce n'était pas là non plus la cause de son malheur.
Son ancien patron la leur avait bien confiée, mais Charles n'y avait guère prêté attention à ce moment-là: Charles n'habite tout simplement pas dans la bonne région.
Les régions «ressources»
Au Québec, il y a une autre sorte de régions appelées «ressources». Dans sa grande sagesse, le gouvernement a décidé de réduire le taux de chômage de ces régions considérées comme défavorisées en subventionnant largement les concurrents de l'entreprise où Charles gagnait modestement sa vie. Il s'informa davantage à ce sujet: 30 % de l'augmentation de la masse salariale, pas d'impôts, pas de taxe sur le capital, pas de participation au Fonds de Santé.
Charles n'était pas à même de mesurer l'importance totale de ces aides, mais il se remémora, tout à coup, qu'un jour le patron avait demandé aux employés de réduire de 20 % leurs salaires. Les ouvriers avaient refusé massivement. D'autres entreprises avaient accepté ces réductions et étaient toujours en activité. Ainsi donc, soupesa-t-il, ces avantages pouvaient équivaloir à 20 % des salaires.
Charles poursuivit sa recherche. Il vérifia quelles étaient ces régions qui les concurrençaient au point de leur faire perdre leur emploi. Il obtint facilement l'information. Jusqu'alors, il croyait qu'il ne s'agissait que des régions éloignées du Québec. Il fut surpris de constater que l'une d'elle se trouvait au centre du territoire: Trois-Rivières et ses environs. Comment avaient-ils pu obtenir pareille faveur? Quelle injustice! N'y avait-il rien à faire pour empêcher le gouvernement de donner ces subventions, surtout à des entreprises aussi proches de la sienne?
On lui répondit: «non». Après vérification, aussi incroyable que cela parût, aucune règle, aucune loi, aucune clause constitutionnelle n'empêchait le gouvernement d'agir ainsi à l'intérieur de ses frontières (les autres provinces, elles, avaient des recours). Alors quoi! La seule solution consistait à faire pression sur le gouvernement pour que cesse cette concurrence déloyale. Ces pressions existaient bien, mais semblaient entièrement annulées par les pressions des régions qui bénéficiaient de ces privilèges et qui n'entendaient pas y renoncer. Pour justifier leur maintien, elles brandissaient leurs taux de chômage, en se gardant bien de distinguer celui de leurs centres urbains des parties vraiment éloignées de d'eux.
Charles constata néanmoins que le taux de chômage de sa propre région n'avait effectivement pas augmenté, pour l'instant du moins. Mais il ne mit pas beaucoup de temps à en comprendre pourquoi. Ceux qui avaient accepté des baisses de salaires, pour faire face à la concurrence gouvernementale, n'étaient pas au chômage. Ils avaient subi une baisse injuste de leur niveau de vie, leur situation d'emploi était plus précaire, mais ils travaillaient toujours. Et ceux qui, comme lui, avaient accepté de se recycler, malgré les inconvénients considérables qu'ils avaient subis, avaient disparus des statistiques du chômage.
Dommages collatéraux
Les beaux esprits qui écrivent dans les journaux, ou dirigent certains organismes influents, ou conseillent nos gouvernements continuent donc à asséner leur raisonnement: «Tout va bien tant que le taux de chômage n'augmente pas dans les régions chanceuses.» On peut donc les frapper, car elles ont commis la faute d'être économiquement trop vigoureuses. On peut les affaiblir sans s'occuper des anecdotes du genre de celle vécue par Charles. Il y a des «dommages collatéraux», bien sûr, mais «c'est le prix à payer pour occuper le territoire».
Charles a demandé à des dizaines de personnes: «Êtes-vous prêts à perdre votre emploi et à devoir vous en retrouver un autre par solidarité pour les régions éloignées?» Personne n'a répondu affirmativement. Oh! Plusieurs lui ont dit qu'ils étaient tout à fait d'accord pour que d'autres perdent leur emploi en raison de cette éminente cause. Les humains ont, en effet, une étonnante capacité à endurer le malheur des autres. Mais dès qu'il s'agissait de leur propre emploi, c'était une tout autre affaire. La solidarité ne va jamais jusqu'à accepter de perdre son propre emploi pour permettre à quelqu'un d'une autre région d'en trouver un. Vous pouvez le demander aux beaux esprits évoqués plus haut? Pas plus que les autres ils ne sont prêts à un tel sacrifice. Il leur faut juste plus de mots pour le dire.
Mais qu'ont-elles donc de si particulier, ces régions chanceuses? Est-ce vraiment de la chance d'ailleurs? Et voilà Charles qui se fait raconter comment les milliers emplois manufacturiers sont apparus dans sa propre région. Vers l'époque de la Grande Crise, des leaders locaux se sont réunis, ont constaté que les jeunes fuyaient les terres pour la ville ou les États-Unis, se sont demandé ce qu'ils pourraient faire pour l'empêcher. Ils ont échangé des idées, puis décidé du domaine le plus prometteur pour se lancer dans la transformation industrielle et ont injecté leur épargne personnelle dans l'aventure. Pas de subvention à l'époque. On n'aurait même pas pensé que ce fût possible. Il leur en a fallu de l'initiative, de la ténacité, de la passion pour réussir! La recette a fait boule de neige. Oh! Tous n'y sont pas parvenus. Certains y ont laissé tout leur avoir. Mais à force d'essayer, la région a fini par être puissante dans le secteur manufacturier. La chance entre pour bien peu dans l'affaire.
Voilà ce à quoi s'attaque le gouvernement. Ceux qui ont gagné leur place sur ces marchés, à force de volonté et de sueur, devront baisser les bras contre les entreprises subventionnées. Quant aux Charles de ces mauvaises régions, on les baptisera désormais «dommages collatéraux».
Les milliers de Charles sont amers. Et leur nombre s'accroît continuellement. Ils éprouvaient tous de la sympathie pour les régions éloignées du Québec et les difficultés qu'elles rencontrent. Ils trouvaient tous normal que le gouvernement du Québec leur vienne en aide. Ce n'est plus le cas. Ces régions dites «ressources» sont devenues des «voleurs de jobs».
Et demain, si le gouvernement ne révise pas rapidement sa façon de les aider en évitant ces effets pervers, le nombre de ces Charles sera tel que le Québec sera irrémédiablement coupé en deux, sans espoir de réconciliation.
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Robert Dutil, Vice-président et directeur général de Structal-ponts, du Groupe Canam
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