Difficile de trouver un autre terme qu'« oasis » pour exprimer le sentiment qui saisit le visiteur en arrivant au monastère de Decani, à l'ouest du Kosovo, dans la vallée de la Drenica. Un bijou d'architecture byzantine, construit au XIVe siècle, abrité par des montagnes boisées, posé le long d'une rivière, au milieu d'une plaine fertile. Une église de marbre blanc, des portes sculptées monumentales, des fresques peintes et tout autour le bâtiment où vivent vingt moines orthodoxes. Un lieu classé au patrimoine de l'Unesco, mondialement connu, mais toujours protégé par un détachement de la KFOR. Des soldats slovènes le jour où nous nous y rendons.
Le père Sava dirige ce monastère depuis plus de vingt ans. Un lieu saint pour les serbes, à la fois hors du temps et furieusement moderne. Les moines vivent en parfaite autonomie alimentaire, produisant leurs propres fruits et légumes, fabriquant leur pain et une eau de vie réputés, tout en animant un site Internet et en communiquant avec l'extérieur grâce aux réseaux sociaux. Le père Sava utilise WhatsApp et s'exprime dans un anglais parfait, lui qui fut un opposant notoire à Milosevic dans les années quatre-vingt dix, protégeant les albanais opprimés par le gouvernement de Belgrade, avant d'être lui-même la cible des guérilleros indépendantistes de l'UCK. Decani se trouve au beau milieu du fief de Ramush Hardinaj, leader historique, charismatique et controversé de ce mouvement (il fut inculpé de crimes contre l'humanité par le TPI avant d'être relaxé) et actuel premier ministre du Kosovo indépendant.
Après les rues poussiéreuses de la ville où se dressent des statues des héros albanais et où les drapeaux rouges à l'aigle noir flottent à tous les carrefours, une petite route mène à l'entrée du monastère, à l'ombre de grands sapins. C'est celle qu'empruntent les serbes des enclaves, souvent pauvres et isolés, pour venir assister aux messes et aux fêtes religieuses, avant que les moines ne les accueillent pour un « verre de l'amitié ». Pour ces populations qui ne forment plus que cinq pour cent de celle du Kosovo, à l'écrasante majorité albanophone, ces moments sont une respiration, l'occasion d'entretenir un lien religieux, culturel et humain, alors qu'eux aussi sont soumis à des vexations et vols réguliers, sans pouvoir se défendre ni porter plainte. Négligés par le gouvernement central de Pristina, abandonnés par Belgrade qui les utilise politiquement plus qu'il ne les aide véritablement, les serbes des enclaves trouvent à Decani un réconfort dont personne ne sait s'il pourra durer.
Dans un salon au boiseries impeccablement cirées, le père Sava, hostile à l'indépendance comme à la partition, raconte la lutte quotidienne des moines pour leur survie, en butte aux menaces de certains albanais et à la pression du gouvernement serbe.
Marianne : Depuis la fin de la guerre en juin 1999, vous êtes toujours protégés par un détachement de la KFOR. Avez-vous subi des attaques et des menaces qui justifient le maintien de cette protection ?
Père Sava : Les émeutes anti-serbes de 2004 ont été particulièrement marquantes. Trente-cinq églises ont été brûlées en deux jours, et la KFOR n'a pas pu intervenir. Il y a eu des morts et quatre mille personnes ont quitté le pays. Ici, nous étions trente, avec un petit détachement quatre cent vétérans de l'UCK qui voulaient nous attaquer. En 2000 nous avions déjà subi deux attaques au mortier. En 2007 une attaque au RPG. Et même si depuis 2008 il ne s'est plus rien passé, nous avons tout de même eu en 2014 une inscription sur notre mur d'enceinte : « ISIS, califat is coming » ! Et en 2016, deux hommes qui ont été identifiés comme des membres de Daech ont été interceptés à proximité avec des kalachnikov et huit kilos d'explosifs dans leur voiture.
Quel est l'état de vos relations avec le gouvernement et la mairie de Dacan ?
Ici, c'est le fief de Ramush ! Il n'y a pas que tous ces drapeaux et ces statues de l'UCK. En 2015, ils en ont rajouté une du frère de Ramush, un terroriste qui a tiré sur la police à Kumanovo, en Macédoine. Le pays est dirigé par les anciens de l'UCK. Avec la mairie, les rapports sont exécrables. Il y a quelques années, vingt-quatre hectares nous appartenant, ceux sur lesquels nous effectuons nos cultures, on t purement et simplement disparu du cadastre. Après de longs combats, la cour suprême a décidé que ces terres étaient notre propriété, et dans la foulée la mairie a organisé des manifestations contre nous. Et nouveauté, depuis maintenant deux ans Ramush a le projet de faire construire une grande route près du monastère. Comme nous sommes un site de l'Unesco, nous avons réussi à stopper ce projet, mais ils faut se battre tout le temps, et on ne fait pas confiance à la police d'ici. Les tracasseries sont permanentes.Tous les documents administratifs que l'on nous fait parvenir sont en albanais, en ville il n'y a aucune inscription en serbe, et sur les panneaux les noms de lieux dans cette langue sont barrés. Nous n'avons aucune intention de partir mais il est clair que sans la protection des Nations Unies on ne pourrait pas vivre.
Que pensez-vous du regain de tension entre Belgrade et Pristina, et de l'idée d'une partition comme solution à l'impossibilité de faire cohabiter serbes et albanais ?
C'est un deal entre deux leaders nationalistes. Il ne faut pas oublier d'où vient Vucic, un ancien du Parti radical serbe fondé par Vojislav Seslej, un leader ouvertement raciste et anti-musulman. Quant à Thaci il reste un chef de guerre, qui laisse les populations serbes des enclaves se faire maltraiter par ceux qui les entourent. Il y a tout de même au Kosovo un parti qui prend beaucoup d'importance, « Ventendosia », un mouvement albanais d'extrême gauche pour lequel le projet de la « Grand Albanie » est au premier plan. L'objectif de Thaci et Vucic est vraiment de diviser le pays sur des critères ethniques. Donc ils jouent le même jeu et permettent à la situation politique de se dégrader pour servir cet objectif. Vous savez, il n'y a pas que les serbes qui veulent partir, il y a aussi des albanais qui vivent dans un pays qui ne leur offre pas de perspectives. Ici, c'est la mafia de Ramush Haradinaj qui règne, et au nord c'est celle de Vucic ! J'étais bien plus optimiste il y a quelques années.
Mais aujourd'hui le Kosovo est devenu un paradis fiscal et également pour le blanchiment d'argent. Aucun homme d'affaires sérieux n'aurait l'idée d'investir ici : vous ne vous êtes pas demandé pourquoi il y a autant de stations-service ? C'est à cela qu'elle servent. Et tous ces immeubles vides à Decan ? On construit, et il n'y a rien dedans, des coquilles vides. Le nord du Kosovo sert d'autoroute pour la cocaïne en provenance du sud de l'Europe, et les mafias serbes et albanaises s'entendent très bien à ce sujet. Les journalistes qui travaillent sur ces sujets partout en Europe prennent de très gros risques, comme cet enquêteur slovaque qui a été assassiné récemment.
C'est cette histoire de partition qui a tout fait dégénérer depuis deux ans. J'ai dit sur tweeter que Vucic était nationaliste et que vouloir ainsi séparer un pays en fonction des ethnies était dangereux. Vous savez, je ne suis à l'aise nulle part, pas plus ici qu'en Serbie... La situation n'a jamais été pire dans les Balkans, elle me rappelle celle des années quatre-vingt dix.
Pour vous, d'où pourrait venir la solution ?
De l'Europe, incontestablement. Pour le moment, l'UE donne des millions à un gouvernement kosovar totalement corrompu, qui ne respecte pas les règles. Nous ne voulions pas de l'indépendance, à raison car nous constatons aujourd'hui que le deal qui était de respecter les minorités ethniques et religieuses dans ce cadre est loin d'être appliqué. Il est difficile de savoir ce que veut la Russie, en revanche je sais que les États-Unis, par la voie de leur ambassadeur, sont résolument contre la partition. Pour nous, l'objectif est l'intégration du Kosovo et de la Serbie à l'UE. Mais il y a encore du chemin à faire pour y arriver.
L'Europe doit savoir ce qu'elle veut comme modèle de pays : des pays ethniquement purs, ou des pays où les droits sont respectés ? En attendant, ici, nous vivons comme des otages dans notre propre maison.