David Leroux est un jeune intellectuel d'à peine trente ans qui s’est fait connaître ces derniers mois en multipliant les textes sur son excellent blogue et les tribunes libres dans les journaux québécois et dans la revue L’Action nationale. Sa vocation pour la philosophie politique est manifeste : ses analyses profondes, informées, vigoureuses, nous obligent à sortir des cadres habituels de notre réflexion. Comment nier aussi que c’est un véritable écrivain ? Je l’ai interviewé pour le faire connaître des lecteurs de ce blogue, qui savent à quel point il ne faut pas se contenter de suivre l’actualité, mais aussi la penser, à la lumière de la philosophie, de l'histoire des idées, de la science politique et de la géographie. David Leroux est une figure intellectuelle qu'il faut suivre : que l'on adhère ou non à ses analyses, elles contribuent à renouveler en profoneur notre compréhension de la situation actuelle du Québec. Au programme de cet entretien : l'importance de la philosophie politique, l'hégémonie libérale, le retour des nations, l'histoire du nationalisme et l'avenir de l'indépendantisme. Bonne lecture !
***
David Leroux, depuis quelques mois, à travers les nombreux textes que vous publiez dans votre blogue, vous vous imposez comme une des figures qui comptent parmi les intellectuels nationalistes. D’ailleurs, on peut aussi vous lire dans L’Action nationale et les grands journaux. Puisqu’il s’agit de vous présenter ici aux lecteurs de ce blogue, pourriez-vous nous dire quels sont les grands thèmes de votre réflexion?
Cher Mathieu, d’abord, merci de me proposer cet entretien sur votre blogue. C’est pour moi un réel honneur de m’entretenir avec vous et vos lecteurs, surtout après une présentation aussi élogieuse! Vous me demandez quels sont les grands thèmes de ma réflexion politique. Plusieurs pistes de réflexions m’intéressent, et je les détaillerai un peu plus loin, mais il est important de dire d’entrée de jeu que ma pensée politique s’ancre profondément dans la veine passionnante et riche qu’offre le nationalisme québécois dans sa forme la plus aboutie, c’est-à-dire l’indépendantisme - immense question s’il en est. L’ampleur et la profondeur que revêt, en politique, l’idée pour un peuple d’accéder à la souveraineté, et donc de décider collectivement de se constituer en une entité politique indépendante est colossale. Il s’agit d’une question existentielle sur laquelle très peu de peuples occidentaux ont eu la chance de se pencher aussi sérieusement que nous et elle est, en ce sens, aussi passionnante qu’exceptionnelle.
L’intérêt qu’elle revêt est d’autant plus grand que l’ultime consultation sur la question, en 1995, constitue le point culminant d’une pulsion émancipatrice qui traverse le peuple québécois au moins depuis la rébellion des patriotes en 1837-1838. Elle est comme le grand Saint-Laurent pour notre géographie : elle traverse le territoire vaste de notre univers politique et l’irrigue puissamment et sans interruption depuis très longtemps. Tout ce qui se rapporte à notre existence collective me semble donc être une question vitale pour ce que nous sommes, héritiers d’une tradition politique et de racines culturelles d’autant plus solides qu’elles ont été mises à rude épreuve et ont malgré tout résisté aux assauts de l’histoire.
Un indépendantisme solidement arrimé au nationalisme, et non pas au progressisme, constitue donc la pierre d’assise de ma réflexion. Maintenant, l’époque est à la fois fascinante et terrifiante pour un indépendantiste et pour un nationaliste, puisque quotidiennement, le message martelé par les élites médiatico-académiques chante la désuétude de ces deux grandes idées. Comment les réfléchir aujourd’hui? Sont-elles toujours valables et pertinentes? Peuvent-elles encore être vectrices de vigueur et d’espoir ou sont-elles condamnées à sentir le rance et la poussière? Si elles sont encore porteuses d’espoir et de vigueur, pourquoi diable nous sommes-nous collectivement refusés de naître et de prendre le contrôle de le destin national le 30 octobre 1995?
Ces questions m’amènent donc à ramifier ma pensée vers divers horizons. D’abord, il est impératif de comprendre le pourquoi de l’échec au-delà des questions de mécanique électorale habituelles (le rejet de la question par l’élite économique et par les minorités de blocage anglophones et allophones). Comment pouvons-nous abandonner le combat pour notre propre existence après s’en être approchés de si près? Qu’est-ce qui se cache derrière cet abandon teinté d’indifférence? Une dépression politique? Comment faire repousser nos ailes après le désistement crève-coeur des représentants politiques indépendantistes depuis la départ de Jacques Parizeau? Il faut donc, et c’est un des sous-thèmes de ma réflexion, complètement repenser la question de notre indépendance politique, l’assoir sur de nouvelles bases. Si le sentier emprunté jusqu’ici, c’est-à-dire celui d’un indépendantisme arrimé, dans l’esprit populaire, à un projet de gauche, et, dans les faits, qui se soumet lui-même aux diktats d’un régime politique qui n’a aucun intérêt à le voir se réaliser, n’a pas su se solder par une réussite, il faut le repenser de fond en comble.
D’abord, il faut défaire - et cette entreprise est difficile - son association systématique au progressisme et au gauchisme. Le progressisme et le gauchisme d’aujourd’hui étant presque entièrement convertis aux préceptes du libéralisme anglo-protestant (éclatement de la nation, individualisation, économisme triomphant, dissolution de l’idée même de citoyenneté au nom de la tolérance et de l’inclusivisme, étiolement de la possibilité des peuples d’exercer quelque puissance politique que ce soit), ils s’opposent maintenant plus qu’ils ne se marient à la question nationale québécoise. Il faut donc les critiquer et montrer sans relâche en quoi, sans être mauvais en soi, ces deux sphères politiques sont très loin d’être porteuses d’espoir pour la survivance politique et culturelle du peuple québécois. Plus positivement, donc, il faut ré-enraciner la question nationale. Il faut quitter l’utopisme pseudo-révolutionnaire de la gauche et s’injecter d’une bonne dose de realpolitik en comprenant comment ont lieu les luttes de pouvoir. Relire Max Weber, Julien Freund et nous recentrer sur ce que signifie l’État, la souveraineté, l’exercice du pouvoir. Il faut relire Groulx, réapprendre à penser la nation et l’appartenance, l’aspect existentiel et métaphysique de l’existence politique. Finalement, on doit réaliser clairement en quoi l’État-nation est aujourd’hui mondialement malmené, et quels sont les ressorts qu’utilisent les peuples lassés de perdre le contrôle sur leur destin pour stopper le massacre. Il m’apparaît donc essentiel de réfléchir en terme de philosophie politique d’abord, histoire de recomposer correctement le paradigme sur lequel se bâtit notre quête historique existentielle, puis de réalisme politique, histoire de comprendre l’ampleur de la tâche qui nous attend pour conquérir notre propre existence dans un monde qui n’aura aucun scrupule à mettre tous les bâtons possibles dans nos roues.
Il faut finalement comprendre, et c’est une question à laquelle je prévois me consacrer avec particulièrement d’insistance dans les prochaines années, quelle est la nature de notre spécificité québécoise. D’où vient-elle? La réponse se trouve, à mon sens, dans la théologie politique, au creux de nos racines catholiques. Le clergé et le conservatisme socio-culturel ont été les congélateurs qui ont permis à notre nation de résister à la conquête de l’idéologie libérale anglo-protestante post-1867. Il y a là une réflexion absolument fondamentale à mener, et je compte bien contribuer à lutter contre les complexes brumeux qui entourent notre rapport collectif à la morale catholique et qui nous empêchent de bien comprendre cet aspect essentiel de notre identité. Cela pourra, je crois, aider les générations qui viennent à ne pas laisser mourir leur peuple dans la grande dilution du libéralisme hégémonique qui est bien plus l’apanage des anglo-protestants que des catholiques.
D’un texte à l’autre, vous critiquez sévèrement, et même très sévèrement, le libéralisme, que vous associez régulièrement, comme on vient de le voir, à la civilisation anglo-protestante. Pourtant, on pourrait croire que tout le monde occidental, d’une manière ou d’une autre, se reconnaît dans les principes et les valeurs de la philosophie libérale. En quoi le libéralisme tel que vous le concevez est-il étranger à l’expérience historique québécoise? Et en quoi est-il incompatible avec notre émancipation nationale?
J’ai en horreur les idées reçues et globalement acceptées comme indiscutablement vraies et valables. Peut-être est-ce un vilain défaut, peut-être pas. Toujours est-il que mon agacement et ma méfiance face aux consensus trop forts m’ont amené à considérer avec scepticisme la question du libéralisme politique dont on ne cesse de chanter aujourd’hui la beauté de la domination sur les esprits. Ma critique du libéralisme est d’autant plus radicale que ceux qui osent en remettre certains principes en question sont immédiatement considérés avec méfiance par leurs collègues. « Serait-il fasciste? Affectionne-t-il les régimes autoritaires et liberticides? » Cette méfiance est grotesque, pernicieuse et relève bien plus de l’autoritarisme et d’un certain fascisme que l’idée de critiquer sévèrement le point où nous a mené le libéralisme hégémonique, parce qu’elle stigmatise intellectuellement et politiquement ceux qui osent remettre le dogme en question. Cette tendance ne devrait laisser personne indifférent et pourtant, elle hante les plus prestigieuses institutions universitaires et les plus prometteurs esprits qui y incubent.
Je critique donc le libéralisme, et je spécifie à dessein qu’il est anglo-protestant. Je le mentionnais à la question précédente : ces questions de théologie politique me passionnent et beaucoup de recherche reste à faire à leur sujet, encore plus lorsque vient le temps de les appliquer au contexte québécois. Vous me pardonnerez donc si mes propos d’aujourd’hui changent ou se nuancent avec l’avancée de mes recherches et de mes lectures sur le sujet dans le futur. Je commencerai à répondre à votre question avec ce lieu commun : le libéralisme est un courant de pensée politique très vaste et condamner en bloc ses principes est un peu absurde. On peut cependant diviser la pensée libérale en différents courants différenciés, et un de ces courants me semble se rapporter très spécifiquement à l’univers anglo-protestant. C’est la lecture du passionnant livre de Max Weber L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Plon, 1964) qui me permet de cerner cette branche du libéralisme avec le plus de précision. Ses principaux thèmes sont la vie de l’homme pour lui-même, la solitude de l’individu, la recherche du profit personnel, la vie vidée de réflexion métaphysique et mystique et uniquement préoccupée par le rendement quantifiable et statistiquement descriptible, le reniement de l’universalisme et du sublime, l’obsession diversitaire et inclusiviste et son corollaire qu’est l’éclatement des collectifs nationaux, idée trop floue et trop peu quantifiable pour être valable aux yeux de la raison anglo-protestante.
Ce libéralisme que je dois encore travailler à définir, je le conspue et le critique sans relâche. Il est ce que l’infréquentable Joseph de Maistre appelle un « dissolvant universel ». Force m’est d’être d’accord avec cet ultime réactionnaire qui avait vu, avant bien des gens, la guerre idéologique qui s’entamait en Europe avec la révolution française entre l’universalisme catholique et la dissolution anglo-protestante. Cet affrontement théologico-politique culmine aujourd’hui et les effets dissolvants du triomphe de la branche anglo-protestante du libéralisme sont plus évidents que jamais. Les États-nations voient leur souveraineté s’éroder au nom du commerce, la citoyenneté lentement perd son sens au nom d’un inclusivisme hystérique, l’individu se désengage du politique ayant d’autres chats à fouetter que de s’impliquer dans le destin collectif de quelque chose qui n’existe pas vraiment parce qu’elle ne se quantifie pas et ne se définit par en 140 caractères - la nation. Ce libéralisme est l’ennemi fondamental de ce grand courant d’émancipation nationale qui traverse l’histoire du Canada-français, puisque la frontière nationale est pour lui l’ennemi du progrès, de même que l’idée même de citoyenneté et la nécessaire discrimination entre le « eux » et le « nous » qu’elle nécessite. Ce libéralisme anglo-protestant est, en ce sens, très éloigné des sensibilités politiques québécoises qui elles sont beaucoup plus proche de l’universalisme catholique, d’un État fort, effectif et décisionniste, d’une primauté du collectif sur le caprice individuel, et sur l’acceptation de certaines principes plus transcendants que ceux qui se décrivent absolument quantitativement. Le triomphe hégémonique de l’idéologie libérale anglo-protestante de même que la soumission naïve de nos élites politiques indépendantistes à ses préceptes nous plonge, me semble-t-il, dans un grand néant collectif.
Fasciste et autoritaire, le critique de la domination libérale anglo-protestante? Je ne critique pas la souveraineté des peuples à travers l’exercice démocratique citoyen, je chante les peuples dans toute l’épaisseur et la densité mystérieuse du concept de peuple et je désire que leur pouvoir politique soit maximisé afin qu’ils puissent décider pour eux-mêmes de ce qui est bon pour eux. Le problème est qu’aujourd’hui, cette idée est fortement critiquée par les curés inclusivistes et diversitaires convaincus que le libéralisme anglo-protestant et ses préceptes est une panacée et constitue le sens naturel du progrès du genre humain. Elle est fréquemment décrite par eux comme un moyen pour les vilaines majorités d’opprimer les pauvres minorités. Eux, ces curés, dissolvent allègrement le pouvoir des peuples en niant la légitimité de leur existence, et en cela me semble plus politiquement subversifs que le critique du libéralisme dominant que moi et d’autres sommes.
Le nationalisme québécois d’avant la Révolution tranquille est rarement considéré comme une tradition politique et intellectuelle à laquelle se référer lorsque vient le temps de penser le souverainisme québécois. C’est un peu comme si la seule histoire québécoise pertinente était celle qui commence avec les années 1960. Dans la mesure où le cycle historique de la Révolution tranquille semble épuisé, pour le dire d’un euphémisme, à moins de considérer la fuite en avant progressiste des dernières années comme sa prolongation naturelle, est-ce qu’il nous est possible de retrouver dans le nationalisme d’avant 1960 certaines intuitions pertinentes? À tout le moins, j’ai cru le comprendre dans votre appel à relire Groulx !
Pertinentes! Le mot est faible! « Intuitions nécessaires » me semblerait plus approprié. En fait, une des « erreurs stratégiques » de l’indépendantisme a été de regarder avec dédain la période précédant la Révolution tranquille et de souhaiter à tout prix s’en distancer pour prendre son envol. Si l’émancipation post-1960 a été si vigoureuse, qu’elle a permis au Québec de se moderniser à sa façon et non en calquant le Canada, si le « Maître chez nous » de Lesage a retenti avec autant de puissance dans les coeurs, c’est bien parce que la table avait été mise précédemment pour que le peuple québécois soit prêt à aller de l’avant avec le projet. Si le régime Duplessis n’était pas sans défauts, il a laissé aux artisans de la Révolution tranquille un héritage non-négligeable sur lequel on se plaît pourtant à cracher aujourd’hui. Il a laissé aux politiques les capacités financières et l’autonomie nécessaire pour réaliser de grands projets à forte saveur nationale, puis il a laissé au peuple l’idée qu’il devait et pouvait prendre les rênes de son destin et cesser de consentir à son état de colonisé économique et politique. Le catéchisme de l’Union Nationale paru en 1936 constitue à cet égard un témoignage sans détour. Duplessis, en ce sens, a été un exemple criant que le nationalisme était une veine électorale potentiellement porteuse dans la société québécoise.
Faut-il s’inspirer de certaines intuitions de Duplessis? Je le crois sincèrement, et un examen rigoureux et non-hystérique de son héritage politique et de ce que cet héritage a permis comme émancipation confirme mes propos. Je souligne que ça n’est pas rien pour une période de notre histoire qu’on appelle « Grande noirceur »...
La gouvernance de Duplessis n’a pas non plus été le seul élément sur lequel on déverse aujourd’hui notre fiel à faire lever la pâte nationale avant 1960. Un autre fort important auquel je pense est le clergé. Nier l’héritage du chanoine Lionel Groulx, par exemple, dans le développement de la pensée nationale au Québec est à mon avis un sacrilège absolu. « Notre état français, nous l’aurons! » scandait-il! Groulx voyait le Québec comme le foyer lumineux de l’Amérique française, et il était du devoir des Québécois, pour le bien de la civilisation française et catholique, de ne pas céder collectivement en acceptant notre colonisation culturelle et économique, mais bien de résister.
À l’heure où le franglais devient tendance et où le bonjour-hi est considéré comme le summum du chic dans les tréfonds du McGill Ghetto, à l’heure où nos fleurons économiques s’envolent vers le Canada anglais, ces appels groulxistes me semblent plus à propos que jamais. Son message est d’une extrême actualité dans la période dans laquelle nous semblons entrer au Québec, et le repousser parce qu’il était inspiré par l’Église et parce que quelques universitaires doctrinaires et colériques ont sali sa mémoire dans des travaux académiques douteux me semble franchement bête. Il est grand temps pour les indépendantistes de comprendre d’où ils viennent et de cesser d’avoir honte d’eux-mêmes. Il est urgent de nous décomplexer et de cesser d’avoir honte d’exister. Au coeur de l’indépendantisme se trouve un devoir de mémoire fondamental qui ne relève ni de la xénophobie ni du chauvinisme, mais bien de la survie des peuples, de l’idée que l’Homme n’est pas qu’un outil de production et de consommation, que le tout est plus grand que la somme des parties et que l’existence humaine transcende le techno-progressisme.
À l’époque de Groulx ou du frère Marie Victorin, la pensée religieuse occupait un grand espace dans la vie des gens d’ici, et l’idée que l’individu soit dépassé par plus grand que lui allait de soi. Cela valait quant à la spiritualité, cela valait aussi socialement. La science botanique exploratoire de Marie Victorin était pour lui une élévation vers plus grand que lui et non une fin en elle-même. Il en était de même pour le chanoine Groulx et ses positions politiques et son travail d’historien national. C’est en allant vers plus grand que soi que l’on s’élève et que l’on grandit. La vie quotidienne des Hommes n’était pas qu’une fin pour eux, elle était transcendée par une âme et l’appel de quelque chose de plus grand. Si le peuple Québécois veut s’élever aujourd’hui, il doit renouer avec cette idée que la petite gestion budgétaire provinciale n’est pas une fin en elle-même, et qu’existe chez lui un esprit collectif, une « âme du peuple » pour évoquer le titre du livre fascinant d’André Siegfried, qui mérite de vivre, de fleurir et de développer sa saveur propre. Y a-t-il donc matière à s’inspirer du nationalisme pré-1960 pour la suite des choses considérant la quasi-faillite du spasme existentiel québécois post Révolution tranquille? Oui, oui, et oui!
Jetons un regard sur le monde. Une certaine idée de la mondialisation heureuse a certainement fait faillite ces dernières années. On parle de plus en plus d’un retour des nations. Du Brexit à Trump en passant par la poussée populiste en Europe occidentale, c’est effectivement un nouveau paysage géopolitique qui se dessine dans notre monde. Dans quelle mesure un mouvement souverainiste historiquement enfoncé dans un certain progressisme peut-il se projeter dans ce contexte? Est-ce que le souverainisme québécois est capable de renouer avec la part conservatrice du nationalisme?
Vous me demandez dans quelle mesure un mouvement souverainiste historiquement enfoncé dans un certain progressisme peut se projeter dans le contexte actuel du retour des nations. Ma réponse sera radicale. Si rien ne change, dans aucune mesure cette projection ne sera possible. Avec la Révolution tranquille, on a verrouillé le projet de pays au progressisme et au gauchisme. Les mouvances conservatrices ont adhéré au mouvement, mais sont restées relativement marginales dans le discours officiel de ce dernier. La stratégie avait du sens après l’élan du « maîtres chez nous ». L’heure était au progrès, à l’émancipation des « petits peuples », à la décolonisation. Les élites académiques et médiatiques, fort attachées aux modes idéologiques, voyaient avec sympathie ce qu’ils considéraient comme étant une modernisation nécessaire du Québec. On allait faire table rase de l’Église, séculariser les institutions publiques. Saoulés de tradition et de conservatisme, les intellectuels voulaient « ouvrir les fenêtres » après un long hiver. Il était donc logique, si l’on souhaitait que cet élan vigoureux mène à l’ultime émancipation nationale qu’est la fondation d’un État-nation, d’inscrire ce dernier dans le mouvement historique qui se dessinait à ce moment-là.
Seule ombre au tableau : il aurait fallu réussir et arriver à nos fins. Si la Révolution tranquille n’a pas été un échec en elle-même puisqu’elle nous a doté d’institutions précieuses et utiles lorsqu’utilisées intelligemment, force nous est d’admettre aujourd’hui qu’un ingrédient a manqué pour que la pâte lève, que la recette soit un total succès et que le processus se termine par l’accession du peuple québécois à la souveraineté nationale. Le nationalisme conservateur était-il l’ingrédient manquant? Question difficile. Le réalisme politique et la dureté machiavélique nécessaire pour briser le régime canadien a certainement manqué, et il n’est pas impossible qu’une ou deux injections d’un nationalisme conservateur triomphant et complètement insoumis aux diktats du progressisme bien élevé eut permis au peuple de conserver un peu de vigueur suite au résultat de 1995. Nous ne referons toutefois pas l’histoire, et il est impossible de vérifier l’hypothèse que j’avance.
Qu’en est-il par contre aujourd’hui? Le contexte a diablement changé. D’abord, le gauchisme a changé et le progressisme aussi. Il faut lire Jean-Claude Michéa et Christopher Lasch pour le comprendre, il faut écouter attentivement les meilleurs indicateurs des modes idéologiques que sont les élites universitaires et médiatiques pour le voir. Le gauchisme et le progressisme sont, à quelques exceptions près, devenus des marques de commerce du libéralisme anglo-protestant. Rien ne compte autant pour eux que la déconstruction des frontières quelles qu’elles soient (politiques, sexuelles, culturelles). Leurs objectifs concrets sont les mêmes que ceux de la droite néolibérale pour laquelle l’ultime profitabilité réside dans l’uniformisation absolue du genre humain, pour en faire une masse d’individus-consommateurs semblables. Seuls leurs prétextes varient. La droite néolibérale veut commercer sans aucune limite, la gauche libérale-progressiste veut vivre dans une utopie fascisante égalitaire composée d’individus totalement indifférenciés et donc merveilleusement égaux, où aucune majorité ne peut opprimer aucune minorité. Ils marchent aujourd’hui main dans la main en chantant les beautés du sans-frontiérisme et en conspuant l’archaïsme subversif des conservateurs, qu’on pourrait renommer « les enracinés ».
Ces enracinés, fort heureusement, pullulent hors des enceintes universitaires et des paradis commerciaux multiculturels que sont les global cities. Ils ressentent avec inquiétude les mutations sociales qui rayonnent des centres urbains cosmopolites par le biais des grands médias nationaux. Ils se réveillent et, lorsqu’ils sont correctement stimulés par des leaders politiques, lorsqu’ils sentent qu’une option réelle, politiquement puissante et décomplexée s’offre à eux, ils n’hésitent pas à l’endosser, même si ceux qui la portent ne semblent pas toujours particulièrement recommandables. Cela donne le retour de la nation par le biais du Brexit, par le biais de Trump, par le biais de l’élection de Fillon aux primaires de la droite, par le biais de la popularité grandissante du Front National chez les Français.
Vous le dites bien, Mathieu, la mondialisation heureuse a fait faillite. Mais c’est plus qu’un projet économique qui atteint ses limites aujourd’hui. C’est le déclin de la civilisation occidentale, la dissolution effarante des grandes unités politiques et culturelles qui la structurent et sur lesquelles s’appuient ses soubassements qui apparaît de plus en plus clairement à la sensibilité populaire. L’État-nation est sans contredit une des unités qui est le plus fortement attaquée, et tout ce qu’il protège et permet aux peuples de réaliser risque l’érosion.
Il faut donc que les indépendantistes québécois se demandent en premier lieu s’ils croient encore à l’État-nation. S’ils sont plus mondialistes et libéraux-progressistes que nationalistes, il ne leur reste plus qu’à construire un musée de cire avec les restes de leur projet. C’est d’ailleurs ce qu’ils semblent par moment faire, se faisant croire qu’ils vivent dans le monde d’hier. S’ils comprennent l’essence de leur projet et la manière dont il s’inscrit dans l’époque dans laquelle ils vivent, ils comprendront que sans cesser d’arrimer exclusivement l’indépendantisme au gauchisme libéral-progressiste, sans renouer avec un nationalisme assumé, décomplexé, n’hésitant pas à triompher devant la mollesse velléitaire et bon enfant des élites qui autrefois leur étaient sympathiques, le pays qu’ils disent souhaiter restera caché bien loin derrière la ligne d’horizon.
Vous vous montrez très sévère envers la direction actuelle du mouvement souverainiste. Les appels à la convergence semblent vous exaspérer, tout comme un certain discours qui condamne les souverainistes à l’impuissance stratégique. Qu’on le veuille ou non, la prochaine échéance électorale du souverainisme québécois est en 2018. Le Parti Québécois doit-il changer de stratégie dans les prochains mois? Ou devons-nous inévitablement attendre après les prochaines élections pour avoir un changement de cap?
Je commencerai par spécifier que le mouvement souverainiste n’est pas un synonyme du Parti Québécois, même si ce dernier est actuellement le seul véhicule politique sérieux de ce dernier. Parlons donc d’abord brièvement du mouvement. À l’heure actuelle, il me pétrifie de désespoir. Je suis exaspéré, et je partage sans aucune hésitation les dernières constatations de Jacques Parizeau comme quoi nous sommes aujourd’hui devant un champ de ruines. Mon seul espoir réside en le fait de croire que les indépendantistes ne sombrent pas tous irrémédiablement dans le piège de croire davantage à l’importance du gauchisme libéral-progressiste qu’à celui de se doter d’un État d’abord.
Maintenant, si vous souhaitez parler du Parti Québécois en particulier par rapport à l’échéance de 2018 et non de l’entièreté de la diaspora indépendantiste par rapport à l’époque, je dirais qu’il est trop peu, trop tard. Trop de temps perdu, trop de valse hésitation, trop de soumission politique. Les saisons des idées qu’on annonce à gauche et à droite depuis plus de 10 ans et qui n’aboutissent que sur le plus déprimant statu quo semblent être le symptôme d’un parti politique incapable de s’auto-diagnostiquer et de redresser la barre, de faire preuve d’originalité. Si la seule façon de faire l’indépendance est en procédant comme on a procédé depuis 1970, c’est-à-dire en arrimant le projet au progressisme et au référendisme classique, l’heure est au deuil. Je crois cependant que d’autres voies existent, ou que si elles n’existent pas, la scène géopolitique qui semble aujourd’hui se réaligner les ouvrira dans un avenir relativement rapproché. Il est par contre beaucoup trop tard pour revoir ces deux aspects du projet d’ici l’échéance de 2018. J’en suis même à me demander si ces deux nécessaires révisions peuvent venir de l’intérieur du parti. La tâche revient peut-être davantage aux intellectuels nationalistes et conservateurs de diffuser leur message, de montrer à la jeunesse québécoise qu’existe autre chose que la soumission à l’hégémonie libérale-libertaire et d’espérer que leurs idées percolent un jour au sein d’un véhicule politique capable de gouverner.
Le Parti Québécois n’est plus un jeune parti avec toute la plasticité idéologique que cela suppose. Il est une institution politique au Québec, et sa rigidité est bien plus grande qu’il y a 40 ans. Fort heureusement, l’idée d’indépendance dépasse ses frontières partisanes. Une lourde tâche revient en ce sens aux intellectuels nationalistes : celle d’assurer la survie de l’idéal d’indépendance dans l’esprit populaire. Il est impératif, si jamais le Parti Québécois continue sa perdition, qu’il ne fasse pas couler son projet avec lui. Pour ce faire, je crois important de souligner que les nationalistes conservateurs doivent se redresser un peu et, sans sombrer dans le jovialisme, cessent de penser que de prendre le taureau par les cornes constitue une erreur suicidaire ou un excès de candeur. La survivance n’est pas une fin en elle-même, et on ne survit pas en croyant qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre que la tempête passe. Il faut viser plus haut que le seuil d’existence nationale minimal à atteindre si l’on veut justement l’atteindre.
Quoi qu’il en soit, on aurait pu espérer beaucoup de la venue de Pierre Karl Péladeau en politique lorsqu’il a remporté l’avant-dernière chefferie. Avec quatre ans devant nous et un leader déterminé, injecté d’une soif de puissance politique et convaincu que la création du pays était sa mission, il y avait lieu d’espérer. Plusieurs ont préféré craindre et pleurnicher, et son propre parti a semblé émasculer grandement ses ambitions, tellement qu’on commençait à douter que le miracle se produise pour 2018 même avant sa démission. La nouvelle chefferie a fait naître chez certains l’espoir d’une nouvelle remise en question du parti quant à sa mollesse désespérante face à son option et à l’incapacité qui en découle de fédérer qui que ce soit autour de cette dernière. On aura choisi Lisée qui avait le mérite d’être clair dans sa démission face au souverainisme de l’ancienne vague et qui semblait vouloir remettre à l’ordre du jour un certain nationalisme plus conservateur. La déception n’aura pas tardé à s’installer. On multiplie les courbettes devant Québec Solidaire, montrant qu’on ne semble pas espérer quelque résultat électoral que ce soit sans eux, tout en nous faisant rejeter par eux sous prétexte de n’être pas assez indépendantistes. J’ignorais que la double humiliation constituait une stratégie gagnante en politique. À moins, donc, d’un coup de tonnerre ahurissant, j’ai peine à voir à brève échéance comment le Parti Québécois pourrait devenir le moteur qui re-dynamiserait son option. Un triomphe en 2018 semble pour l’instant exclu, mais s’il a lieu, on clamera à gauche et à droite que l’abandon du projet de pays était l’idée du siècle. S’il n’a pas lieu, espérons que l’agonie cessera pour le PQ, ou sinon que le passager « souveraineté » sautera du navire en perdition avant d’y mourir noyé.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé