Fournier rejette l'histoire épurée

Coalition pour l’histoire


Des manuels sont en préparation à partir du document que le ministre «n'a pas vu»
Québec -- Le ministre de l'Éducation, Jean-Marc Fournier, a nettement refusé hier que le futur programme «d'histoire et d'éducation à la citoyenneté» de secondaire III et IV soit purgé des conflits qui ont ponctué le parcours du peuple québécois. C'est pourtant l'approche d'un projet de programme émanant de son ministère et dont Le Devoir faisait état hier.
«Je vois mal comment on pourrait faire cette éducation à la citoyenneté en gommant l'histoire, en évitant de parler de conflits. Des conflits, il y en a, des conflits, il y en a eu, et ils font partie de l'identité. Ils sont importants pour comprendre où nous sommes et savoir d'où on vient», a-t-il dit hier lors d'un point de presse. Refusant «l'aveuglement volontaire» qu'il perçoit dans cette approche, il a affirmé qu'il «n'était pas question qu'on ne discute pas de la bataille des plaines d'Abraham», par exemple, dans les cours d'histoire.
Le ministre s'est aussi fait fort de rappeler qu'il n'avait «pas vu» le «document de travail aux fins de validation» et qu'il ne l'avait absolument pas approuvé. Le Devoir a toutefois appris hier que le document en question a été présenté mardi dernier à Montréal comme le futur programme d'histoire et d'éducation à la citoyenneté pour le secondaire III, «complet à 98 %», auquel il ne restait que «quelques virgules à déplacer et quelques coquilles à corriger». Plusieurs maisons d'édition intéressées à rédiger des manuels rencontraient alors le «responsable des programmes du domaine de l'univers social» du ministère, Marius Langlois. Celui-ci a indiqué aux représentants des maisons d'édition qu'étant donné l'état quasi achevé du document, il leur était possible d'entamer immédiatement la rédaction des manuels. En effet, les éditeurs de manuels scolaires commencent à s'inquiéter car les manuels pour le cours d'histoire et citoyenneté de secondaire III doivent être publiés au plus tard en mai 2007 afin d'être utilisables au mois de septembre suivant. «On est déjà en retard», nous a confié un rédacteur de ce type de volume.
Le ministre Fournier a d'abord catégoriquement nié cette version des faits : «[Les éditeurs] ne travaillent pas aujourd'hui sur les manuels parce qu'ils n'ont pas le programme. Et vous savez pourquoi ils n'ont pas le programme ? Parce que je ne l'ai pas autorisé encore.» Son attachée de presse, Marie-Claude Lavigne, a toutefois précisé par la suite que la rencontre de mardi entre les éditeurs et le ministère a bel et bien eu lieu. «Les gens essaient d'apprendre des erreurs qui ont été commises au début 2000, où les volumes n'étaient pas prêts à temps» lors de l'application de la réforme, a-t-elle expliqué. Il s'agit donc de mettre dans le coup les éditeurs en leur présentant «la structure» du cours à venir, a-t-elle dit. Mme Lavigne a aussi confirmé au Devoir que le «document pour fins de validation» a été retravaillé en fonction des commentaires d'une commission des programmes d'études (CPE) du MELS qui avait prescrit une cure minceur au projet de programme d'histoire dans un avis remis au ministre en juin 2005 : «Il est primordial de réduire l'ampleur du contenu de formation afin de favoriser le développement des compétences et la construction des connaissances», écrivait la CPE.
Mais si le projet de programme qui circule à l'heure actuelle omet de mentionner certains événements historiques, a dit le ministre, c'est qu'il n'est pas un manuel. Le document a beau faire quelque 200 pages, il reste qu'il est écrit «en termes plus généraux». Aussi, selon lui, lorsque les enseignants auront le programme et le manuel entre les mains, ils auront tout ce qu'il faut pour aborder tous les événements de l'histoire.
«Je peux vous dire une chose : lorsque je vais l'autoriser, ce programme va contenir toutes les notions concernant ce que nous sommes aujourd'hui, ce qui nous a façonnés, et je suis heureux de vous dire qu'il y aura plus de temps consacré de l'histoire», a aussi déclaré le ministre.
La SPHQ dénonce le document
Par ailleurs, le projet de programme a été qualifié de «dangereusement biaisé» hier par le président de la Société des professeurs d'histoire du Québec, Laurent Lamontagne. Celui-ci signe d'ailleurs avec l'historien et didacticien Félix Bouvier, de l'UQTR, un texte publié aujourd'hui dans notre page Idées et dans lequel ils dénoncent «le parti pris nettement tendancieux et obscurcissant des contenus et des concepts disciplinaires» qu'on trouve dans le projet de programme. MM. Bouvier et Lamontagne affirment que dans son état actuel, «il s'agit de rien de moins qu'un pur exercice de propagande fédéraliste qu'on veut imposer à l'enseignement secondaire québécois en histoire nationale. En soi, c'est un scandale d'interprétation en regard de notre présent et, surtout, de notre histoire».
Le problème du document, selon le sociologue de l'UQAM Jacques Beauchemin, aussi auteur d'Une histoire en trop (un essai sur la peur de l'histoire dans un Québec politiquement correct), c'est qu'en «privilégiant l'axe de la citoyenneté, on évacue ce fait à la fois massif et essentiel que la structuration de la communauté politique canadienne et québécoise obéit presque entièrement à la présence agissante de la question nationale québécoise».
Un autre historien, Jocelyn Létourneau, de l'Université Laval, a tenu à nier hier qu'il ait été mêlé à la préparation de ce document. «Je n'ai pas été consultant pour le ministère dans cette affaire», a-t-il dit, se souvenant de n'avoir rencontré Marius Langlois, chargé de piloter ce dossier au MELS, qu'une fois seulement.
Éric Bédard, historien à la Télé-Université de l'UQAM et membre du Collectif pour une éducation de qualité (CEQ), souligne qu'il est totalement normal que l'histoire enseignée évolue en fonction des découvertes et des nouveaux intérêts. Le problème de ce document est ailleurs, dit-il, c'est-à-dire dans son caractère «socio-constructiviste». Dans cette perspective, «on souhaite que les jeunes "interprètent" les réalités sociales tout de suite, mais on discrédite par ailleurs l'apprentissage des "faits"». Ceci revient à procéder de façon illogique «car c'est la connaissance des faits qui permet par la suite d'interpréter le passé et le présent». M. Bédard souligne qu'avant de rédiger de la poésie et d'écrire des romans ou des essais, «il faut connaître ses règles de grammaire». Or «les "faits" sont un peu la grammaire de l'histoire, sa matière brute, à partir de laquelle on peut travailler, habiter le passé, saisir une continuité».
Pour Robert Comeau, titulaire de la chaire Hector-Fabre d'histoire du Québec à l'UQAM, le projet de programme abolirait ni plus ni moins l'histoire «nationale». Il signale que le comité Lacoursière sur l'enseignement de l'histoire a déposé son rapport il y a dix ans. «Après tout ce temps, on aurait pu s'attendre à quelque chose de plus solide. Et ça ne correspond pas du tout aux recommandations du rapport Lacoursière ! Les fonctionnaires n'ont d'autre choix que de refaire leur travail», dit-il.
On peut trouver le document sur le site agora.qc.ca/ceq.


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