Faire l'économie de la haine
_ Alain Deneault
_ Écosociété
_ Montréal, 2011, 117 pages
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Stupeur et tremblements dans le milieu des arts aux États-Unis. Au nom du libre choix absolu, avec un joli mélange d'égotisme et de populisme, des politiciens issus de la droite affirment désormais, tambour battant, qu'il faut aussi cesser de financer la culture.
Au Texas, l'État du gouverneur républicain Rick Perry a réduit de 50 % son aide aux arts. Plus au nord, au Wisconsin, pays par excellence des vaches à lait, la somme que l'État consent à la culture a été réduite de 67 %.
Au Kansas, le gouverneur républicain Sam Brownback a opposé son veto aux 689 000 $ du famélique budget des arts. La Commission des arts du Kansas, fondée en 1966, s'est vu alors retirer tout son financement. Le Kansas est le premier État américain à promulguer en cinquante ans un tel hara-kiri pour son propre service culturel.
Les défenseurs des arts de cet État s'arrachent les cheveux. Ils soutiennent que la disparition de l'instance gouvernementale aura de lourdes conséquences, notamment dans les régions rurales et dans les couches les moins nanties de la population. Par exemple, le conseil des arts de Junction City, qui recevait depuis 2005 environ 10 000 $ par année pour favoriser l'enseignement des arts visuels aux enfants défavorisés, se trouve au nombre des victimes de cette nouvelle politique qui aggrave les inégalités en estimant que la population n'a pas à bénéficier d'une éducation culturelle commune. Pour l'an prochain, le gouverneur a déjà annoncé qu'il entendait s'attaquer aux télécommunications publiques, autre vecteur d'une diffusion de la culture pour tous.
Au Kansas, l'initiative radicale du gouverneur a été saluée par des groupes néolibéraux, dont celui du milliardaire David Koch, qui affirment, selon une perspective bien arrêtée, qu'aucun citoyen ne devrait voir une partie de ses taxes utilisée «pour financer les goûts de ceux qui siègent dans des commissions culturelles». Dans la béance de ce raisonnement, soustraire de l'argent afin d'enrichir l'ignorance ne semble pas choquer.
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Depuis 2001, les budgets des États américains attribués aux arts ont diminué dans l'ensemble de 40 %. Les résistants sont rares. En Caroline du Nord, une opposition vigoureuse à ces mesures draconiennes a tout de même fait en sorte de renverser la vapeur.
Ces réductions considérables ont des conséquences immédiatement tragiques pour beaucoup de groupes qui composent leur budget d'une multitude de petits soutiens. Le National Endowment for the Arts exige par exemple qu'un organisme reçoive déjà une subvention de l'État avant de lui en accorder une. Conséquence: les groupes culturels se retrouvent torpillés sur plusieurs fronts différents en même temps.
Là ne s'arrête pas le recul des arts dans la politique américaine. Les capacités du National Endowment pourraient fort bien être aussi limitées: plusieurs membres du Congrès proposent à répétition de réduire les fonds consentis à l'agence.
Et pendant ce temps, au royal Canada, les sbires de Stephen Harper sourient en montrant les dents. Ils le font en idéologues convaincus, souvent à la manière fine d'une Nathalie Elgraby de l'Institut économique de Montréal qui, du haut de sa chaire de chroniqueuse des quotidiens de Quebecor, soutient que les artistes sont confits en tabous qu'il importe de briser au plus vite, quitte à fracasser pour ce faire les arts autant que les créateurs.
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La richesse des riches et le maintien de ceux qui le sont à demi pour les servir — la classe moyenne — exigent que tout ce qui est public soit privatisé afin de mieux contribuer au bonheur des puissants, y compris au chapitre de la culture. Assurer que les lieux où sont logés, soignés, éduqués, divertis et promenés les maîtres ne puissent être en aucune façon confondus avec ceux soumis à leur pillage, il va sans dire que cela constitue un grand pas en avant pour l'humanité. Que la planète entière soit, pour cette raison cruciale, envoyée aux galères du marché, cela tombe bien sûr sous le sens.
Tandis que le public se fait seriner ces chansons qui visent à faire danser et rire le capitalisme, les gens riches le sont toujours davantage, ce qui leur permet, comme le signale le New York Times chiffres à l'appui, de faire exploser cette année les ventes de produits de grand luxe.
Des manteaux d'hiver à 9000 $, des chaussures à 2000 $, des montres à 12 000 $, on n'en a jamais vendu autant. Sous le mince voile des mots «concurrence» et «marché», c'est bien de ce mode de vie là qu'il est question.
Ces gens-là consomment aussi beaucoup de «produits culturels»: peinture, danse, musique, littérature, théâtre. Au rythme où le fossé entre riches et pauvres se creuse, ils seront bientôt les seuls à pouvoir en profiter. En privé et entre eux.
Pour que certains puissent jouir sans réserve du monde, on fait désormais l'économie de savoir combien coûte pour les populations le résultat de grandes manoeuvres économiques conduites dans le seul intérêt de ces pachas. On passe outre les conséquences, comme si cela ne comptait pas. Et l'on en arrive à une société où les riches haïssent plus que jamais les pauvres — souvent sans même s'en rendre compte —, tel que l'explique très bien Alain Deneault dans Faire l'économie de la haine, un admirable recueil de «essais pour une pensée critique» dont on reparlera.
La situation économique tragique que décrit Alain Deneault permet à des gens de bonne volonté, du genre de René Homier-Roy, de vendre tout sourire des soirées au champagne ou une balade en Rolls-Royce pour aider les pauvres, étant entendu, comme l'animateur le déclarait le 25 novembre à la radio de nos impôts, que «les riches, on ne les attire pas avec des affaires qui ne les intéressent pas». Pour s'occuper de la pauvreté, il faut donc désormais gaver davantage encore les riches, tout en les remerciant ensuite de leurs excès si profitables à l'ensemble de la société...
Plus prosaïque peut-être, un animateur de radio de Québec, dénoncé cette semaine par Centraide, plaidait qu'il conviendrait tout simplement de retirer le droit de vote aux pauvres puisqu'ils ne produisent «aucune richesse».
Reste que le système qui est le nôtre est si bien huilé avec son jargon économique froid et désincarné qu'il peut désormais broyer des pauvres à des kilomètres à la ronde sans pour autant retourner l'estomac d'aucun actionnaire. Le langage de la «restructuration», de la «flexibilité», du «renouvellement» et de l'«optimisation des ressources» justifie presque tout, y compris des coupes dans le monde de la culture. À défaut de plus de politiques publiques dignes de ce nom, reste-t-il seulement à espérer de la bonté du capitalisme?
En aparté
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