Échec européen, valeurs et refus d’intégration
En Europe, il y a maintenant convergence chez des leaders politiques tels la Chancelière Angela Merkel en Allemagne, le Premier ministre David Cameron en Grande-Bretagne et l’ex-Président français Nicolas Sarkozy en France pour constater “l’échec cinglant” dans leur pays respectif de la politique du multiculturalisme et du communautarisme confessionnel. On parle de désintégration sociale et de formation de ghettos plus ou moins hermétiques, avec tous les problèmes sociaux et économiques que cela crée.
—« L’approche multiculturelle, selon laquelle nous vivrions simplement les uns à côté des autres et que nous nous apprécierions les uns les autres, est un échec cinglant », a déclaré la Chancelière Angela Merkel dans un discours prononcé en octobre 2010.
—« Avec la doctrine du multiculturalisme d’État, nous avons encouragé différentes cultures à mener des vies séparées, à l’écart les unes des autres et en dehors du courant principal. Nous ne sommes pas parvenus à offrir une vision de la société à laquelle elles souhaitent appartenir », a déclaré pour sa part le Premier ministre britannique David Cameron en février 2011.
—« Le multiculturalisme est un échec. La vérité, c’est que dans toutes nos démocraties, on s’est trop préoccupé de l’identité de celui qui arrivait et pas assez de l’identité du pays qui accueillait », a constaté le Président français Nicolas Sarkozy à la télévision française, le 11 février 2011.
Avec un certain recul, nous avons l’avantage au Québec de pouvoir profiter de l’expérience européenne en la matière et d’en tirer les leçons. Il serait logique que nous ne voulions point répéter les mêmes erreurs, erreurs que nous pouvons éviter en posant les balises qui s’imposent.
S’il y a échec constaté dans des pays comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France en matière d’intégration sociale et économique de nouveaux arrivants, il est évident qu’il est encore plus difficile pour le Québec, seul état francophone en Amérique du nord, de conserver son identité, sa langue et ses valeurs, avec le statut de province qui est le sien, dans ce qui a été appelé à tort la ’Confédération canadienne’. Le besoin d’intégrer harmonieusement un nombre toujours croissant d’immigrants de différentes cultures n’est pas une question qui peut être balayée sous le tapis. La question centrale est celle de savoir comment préserver nos valeurs démocratiques et comment intégrer dans notre société des personnes qui viennent de pays non-démocratiques et où certaines formes d’intégrisme jouent encore un rôle central. —Soulignons au passage que dans certains de ces pays, la liberté de religion n’existe tout simplement pas. En 2010, voici ce que le ministre norvégien des affaires extérieures, M. Jonas Støre, répondit au gouvernement de l’Arabie saoudite qui souhaitait financer la construction de mosquées en Norvège : « Une telle approbation aurait été paradoxale aussi longtemps que c’est un crime en Arabie saoudite d’y construire une communauté chrétienne. »
C’est dans ce contexte général qu’apparaît dans toute son acuité la nécessaire neutralité de l’État face aux religions ici même au Québec.
Dans la sphère privée, par exemple, afficher un vêtement qui fait ouvertement la promotion de l’asservissement des femmes aux mâles islamistes est déjà une première provocation dans une contrée où le principe fondamental de l’égalité hommes-femmes fait partie intégrante du consensus social. Il s’agit d’autant plus d’une provocation qu’on s’accorde pour dire qu’il ne s’agit point, dans la plupart des cas, d’une prescription religieuse comme telle, mais plutôt d’une manifestation culturelle qui n’a cours que dans certains pays, et seulement parmi les moins démocratiques et les moins civilisés de la Planète, tels l’Arabie saoudite et l’Iran. À titre d’exemple, le port du voile islamique dans les écoles et administrations publiques est interdit dans plusieurs pays à majorité musulmane, dont l’Indonésie et la Turquie.
Dans un pays démocratique, si on permettait un tel affichage chez les fonctionnaires du gouvernement dans la dispense de services publics desquels personne ne peut se soustraire, à cause de la situation de monopole de l’État, il en résulterait une double provocation, certainement assez sérieuse, selon les termes mêmes de la Charte québécoise des droits et libertés, pour menacer le respect « des valeurs démocratiques, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec ». Et, j’ajouterais, pas seulement les citoyens d’aujourd’hui mais aussi et surtout ceux de demain.
Ce préambule d’interprétation de la charte québécoise situe parfaitement les limites à l’application de certains droits individuels qui doivent être balisés par les droits de tout le monde.
Un juge en chef célèbre de la Cour Suprême américaine, le juge Robert H. Jackson (1892-1954), celui-là même qui a présidé les procès de Nuremberg en 1945-46, a bien situé la question de l’équilibre entre les droits individuels et les droits collectifs quand il a dit que « Le gouvernement civil ne peut pas laisser un groupe en particulier piétiner les autres simplement parce que leur conscience leur enjoint de le faire. » En effet, la liberté des uns s’arrête là où la liberté des autres commence.
Prosélytisme politique ou religieux sur lieux de travail
Nous reconnaissons tous, parmi nos droits civiques et démocratiques, le droit d’opinion, le droit d’expression, le droit de croyance et le droit de pratiquer la religion de son choix. Cependant, il va de soi que ces droits ne sont pas absolus et qu’ils doivent plutôt s’exercer « dans des limites qui soient raisonnables… dans le cadre d’une société libre et démocratique » pour emprunter le langage de la Charte canadienne des droits et libertés ou, pour se référer aux termes de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, dans le respect « des droits et libertés d’autrui et du bien-être général. »
Par conséquent, personne ne doit s’attendre à être payé par un employeur privé ou public pour faire du prosélytisme politique ou religieux sur les lieux de travail et imposer ses croyances aux autres. Un tel supposé droit n’existe pas, nulle part.
Dans le cas de l’employeur public qu’est l’État, cette conclusion s’applique d’autant plus qu’étant le gouvernement de tous, il a l’obligation de non seulement d’être neutre politiquement et religieusement, en théorie, dans ses contacts avec les citoyens, mais qu’il doit projeter dans le concret et dans la pratique l’apparence d’une telle neutralité lorsqu’il dispense des services publics. Par extension, les employés de l’État ont ipso facto un devoir de réserve et de retenue, et ils ne peuvent activement exercer leur droit d’opinion et d’expression politique, ou leur droit de croyance et de pratiquer la religion de leur choix, sur les lieux de travail et durant les heures de travail.
Conclure autrement équivaudrait à faire des droits individuels de certains des droits absolus au mépris des droit d’opinion et de croyance d’autrui, en plus de violer la nécessaire neutralité de l’État.
En effet, les citoyens et les contribuables qui paient pour des services publics ont le droit de s’attendre à recevoir de tels services sans être violentés dans leurs propres opinions politiques ou dans leurs propres croyances ou non croyances religieuses par des employés payés par l’État, et l’État-employeur a, de son côté, non seulement le droit mais aussi le devoir de s’assurer qu’il en soit ainsi.
Ce sont là des limites raisonnables à l’application des droits individuels sur les lieux de travail et de production pour que les droits de tous soient respectés dans une société démocratique.
Philosophie politique des droits et des responsabilités
Le principe selon lequel « la liberté des uns s’arrête là où la liberté des autres commence » remonte loin dans la philosophie politique britannique car John Locke (1632-1704), dans son “Second Treatise of Civil Government”, de 1690, en faisait le fondement de la nécessaire recherche du bien commun dans une société civile et du besoin que les droits de certains n’écrasent pas les droits des autres, dans le cadre d’un système global de droits spécifiques et de responsabilités. Remarquons que Locke fut un des premiers défenseurs de la séparation de l’État et des églises.
Thomas Hobbes (1588-1679) dans sa théorie du Contrat Social a aussi établi que les droits individuels ne peuvent être illimités ou absolus, sauf peut-être en ce qui concerne le droit à la vie, mais doivent s’accompagner d’obligations morales, sans quoi la société se dirige vers le chaos. (Leviathan, 1651)
Deux siècles plus tard, John Stuart Mill (1806-1873), dans son livre “On Liberty” de 1859 réaffirma le principe de l’équilibre dans les droits de Locke et de Hobbes en disant : « La seule liberté qui mérite ce nom, est celle qui nous permet de rechercher notre propre bien à notre façon, en autant que nous n’essayons pas de priver les autres des mêmes droits, ou de les empêcher d’en jouir. » [“The only freedom which deserves the name, is that of pursuing our own good in our own way, so long as we do not attempt to deprive others of theirs, or impede their efforts to obtain it.” (On Liberty 1859, p. 18)]
C’est la raison pour laquelle, dans les conventions internationales concernant les droits humains, comme c’est le cas avec la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1948, on a pris bien soin de préciser que « Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. » (Art. 29)
L’idéologie selon laquelle certains droits individuels (au delà peut-être du droit à la vie) sont absolus et s’appliquent sans limites, en toutes circonstances, sans s’accompagner d’obligations morales, est extrême. Elle est devenue chez certains une sorte d’idolâtrie légaliste qui s’applique sans compromis, selon les termes qu’a utilisés Michael Ignatieff dans son livre “Human Rights as Politics and Idolatry”, (2000). Elle a été récusée par la plupart des grands penseurs politiques.
Le Québec et la Charte canadienne des droits et libertés
J’en viens aux dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés que certains légalistes considèrent le nec plus ultra en matières de droits.
Primo, rappelons que l’Assemblée nationale du Québec a refusé d’entériner la Constitution de 1982, laquelle contient les dispositions de la dite Charte. Rappelons aussi que le 17 avril 2002, à l’occasion du vingtième anniversaire du coup de force constitutionnel fédéral, les 106 députés présents à l’Assemblée nationale du Québec ont réitéré à l’unanimité leur opposition à la Loi constitutionnelle de 1982. —Secundo, il s’agit, faut-il le rappeler, d’un document sur laquelle ni la population québécoise, ni la population canadienne, n’a été appelée à se prononcer directement à l’occasion d’un référendum démocratique.
Il s’agit donc d’un document qui souffre d’un grand déficit démocratique, ce qui est ironique puisqu’on y proclame très haut que nous vivons dans « une société libre et démocratique ». En réalité, il s’agit d’un document qui a fait l’objet de tractations et de compromis entre des politiciens fédéraux et ceux des provinces anglophones du Canada, en l’absence des représentants du Gouvernement du Québec.
Le Québec est donc dans une situation toute particulière vis-à-vis la Loi constitutionnelle de 1982, car la nation québécoise a été de facto tenue à l’écart de son adoption. Ne serait-ce que pour cette raison, le Gouvernement du Québec, dans les dispositions accompagnant le projet de loi no 60, devrait faire sienne la recommandation de l’ancien premier ministre de l’Alberta Peter Lougheed pour qui « Le pouvoir politique ne devrait pas avoir peur d’invoquer la clause dérogatoire [art. 33] pour affirmer la préséance des élus sur des juges nommés ».
Si cette clause dérogatoire est bonne pour l’Alberta qui a participé à son adoption, elle l’est doublement pour le Gouvernement du Québec à qui on l’a imposée. Il n’y a rien de déshonorant à se soustraire légalement d’une charte qu’on nous a imposée.
Néanmoins et en dépit de ce qui précède et comme je l’ai mentionné plus haut, la Charte canadienne des droits et libertés qui en fait partie contient elle aussi une clause interprétative selon laquelle les droits et libertés individuels ne sont pas absolus et peuvent être restreints « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique », (Chap. I).
J’en conclus que le Gouvernement du Québec a le droit légitime et démocratique de proclamer le principe de neutralité de l’État et de décréter que l’affichage de symboles ostentatoires par ses employés est contraire à ce principe et qu’un tel affichage ostentatoire n’est pas permis, que ce soit pour des raisons politiques, culturelles ou religieuses. Ceci est encore plus évident quand il s’agit de symboles ou de vêtements qui font ostensiblement la promotion de l’asservissement des femmes aux hommes, ce qui va, de plus, à l’encontre du principe solennel de l’égalité entre les hommes et les femmes tel que proclamé dans le Préambule de la Charte québécoise, comme un des fondements « de la justice, de la liberté et de la paix. »
Agir autrement serait certainement contraire au maintien de « la paix et l’ordre dans une société démocratique » où les droits de certains ne doivent pas prévaloir sur ceux de tous.
Un gouvernement ne peut s’en remettre uniquement au strict côté légaliste des choses. Il doit aussi, et peut-être surtout, considérer le côté social et économique des choses. Il est bien reconnu que la création de ghettos dans une société est cause de désintégration sociale et de déclin économique.
Conclusion générale
Je recommanderais donc aux membres du Gouvernement et aux membres de l’Assemblée nationale, et je le fais non seulement à titre de citoyen mais aussi à titre d’ancien membre de cette Assemblée, de ne pas se faire complices de l’intégrisme culturel ou religieux, lequel renie ouvertement et d’une façon provocante la plupart de nos principes démocratiques et nos valeurs de civilisation. Se référer à notre principe de tolérance pour miner nos propres valeurs démocratiques relèverait d’une sorte d’aveuglement volontaire. Si cela allait être le cas, ce sont nos enfants qui en payeront le prix dans les décennies à venir.
Le Premier ministre Robert Bourassa s’est bien exprimé en 1990 quand il a dit « Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, le Québec est libre de son destin. » S’il y a un temps, pour reprendre aussi les mots du Premier ministre Jean Lesage, de proclamer le “Maîtres chez-nous”, c’est bien maintenant.
C’est le temps pour le Parlement du Québec, en matières de valeurs collectives, d’envoyer un message clair, non équivoque, et qui soit bien compris par tous, et cela avant que la situation ne dégénère et ne devienne ingouvernable.
AGIR POUR L’AVENIR (DEUXIÈME PARTIE)
Échec européen de l’intégration
« Le gouvernement civil ne peut pas laisser un groupe en particulier piétiner les autres simplement parce que leur conscience leur enjoint de le faire »
Rodrigue Tremblay199 articles
Rodrigue Tremblay, professeur émérite, Université de Montréal, ancien ministre de l’Industrie et du Commerce.
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