Les hostilités sont ouvertes au Canada sur la question de l’incorporation des professionnels. Le ministre des Finances Bill Morneau propose une réforme visant à fermer quelques échappatoires fiscales, dont celui qui permet notamment aux médecins de « se transformer » en corporation afin de payer moins d’impôt. Mettre un terme à ces injustices fiscales est évidemment une bonne initiative, mais dans le cas précis des médecins, cet enjeu devrait permettre d’aller bien plus loin et de repenser le statut en soi de ces professionnels de la santé.
L’Association médicale canadienne (AMC) a déterré la hache de guerre et s’est alliée à d’autres organisations du monde des affaires afin de bloquer la réforme fiscale du ministre Morneau. Plus de 6 000 médecins auraient déjà écrit au ministre pour protester et l’on voit également apparaître des lettres d’opinion dans les journaux.
Le gouvernement semble pour le moment vouloir garder le cap et corriger quelques lacunes du régime fiscal qui favorisent les plus riches. L’un des cas cités en exemple est celui de la Colombie-Britannique où un particulier est normalement imposé à un taux de 40 % au-delà d’un revenu de 110 000 $. Mais si un médecin s’incorpore, le taux d’impôt payé sera de 12,5 % sur le premier 500 000 $. Pas étonnant que même un gouvernement libéral se sente forcé d’agir face à de telles injustices.
Le ministre Morneau a affirmé que le nombre de corporations de services professionnels a triplé dans les quinze dernières années. On estime que 60 % des médecins canadiens se sont déjà métamorphosés en société par actions.
Évidemment, cet avantage s’ajoute à celui d’une rémunération très élevée dont il a beaucoup été question au Québec où les sommes versées aux médecins sont les plus élevées au Canada lorsque calculées en fonction du coût de la vie.
Non seulement on a vu les médecins accaparer une part grandissante des budgets de santé, mais ils accaparent aussi une part grandissante de la richesse produite tant au Canada qu’au Québec. Le graphique suivant montre que les médecins canadiens obtenaient en rémunération autour de 0,9 % du PIB canadien durant la première moitié des années 2000 et que ce ratio dépasse désormais 1,2 %. La poussée la plus fulgurante a été au Québec où ce pourcentage dépasse maintenant tant le niveau canadien que celui de son voisin ontarien.
Et chaque année, le palmarès des médecins millionnaires cause par ailleurs beaucoup d’émoi. Au Québec, leur nombre se serait multiplié par huit dans les sept dernières années.
Mais il semble que malgré tout cet argent, les médecins ne souhaitent pas verser leur juste part d’impôt. Et comme on l’a vu au Québec, l’analyse de certains d’entre eux est que la société cherche en fait à les persécuter.
Prenez cette lettre surréelle intitulée « I Love Being a Doctor, But Canada Doesn’t Love Me » écrite par une médecin de l’Ontario, Dre Brenna Velker.
Ce témoignage relate longuement comment l’auteure et ses collègues doivent travailler fort et que malgré toutes ces difficultés elle demeure à l’écoute de ses patient·e·s. On pourrait pourtant évoquer bien d’autres travailleurs et travailleuses qui travaillent comme des damnés et n’auront jamais ni l’argent, ni le pouvoir et ni le prestige que l’on accorde aux médecins. Pourquoi donc les sentiments des médecins devraient nous remuer davantage que ceux de la caissière du Wal-Mart ou du travailleur agricole salvadorien?
La Dre Velker cite ensuite les longues études que doivent faire les médecins et suite auxquelles ils se retrouvent lourdement endettés (malheureusement elle ne plaide pas pour la gratuité scolaire). Elle mentionne que les médecins doivent épargner pour leur retraite puisque leur employeur ne leur offre pas de pension, ce qui est exact, puisque les médecins ont lutté par le passé pour maintenir un statut de travailleur autonome plutôt que de devenir salariés de l’État. Ils y voyaient une menace à leur autonomie.
Or, plutôt que de corriger un non-sens en intégrant les médecins parmi le reste du personnel médical, des gouvernements ont entrepris durant les années 2000 de permettre aux médecins de se constituer en corporation et ainsi réduire l’impôt qu’ils doivent payer à la collectivité. C’est une logique tordue et intenable et c’est d’ailleurs ce à quoi entend maintenant mettre fin le ministre Morneau.
Ce que Dre Velker ne semble ne pas comprendre – elle se dit blessée par ailleurs que ses collègues infirmières veulent mettre fin au régime d’exception – au bout de son texte qui cherche à placer les médecins comme des victimes, c’est que ce ne sont pas des échappatoires fiscales et des privilèges indus que l’on doit offrir aux médecins en échange de leur travail, mais bien une rémunération appropriée. Or, leur rémunération est déjà très élevée.
Rappelons qu’un médecin ontarien gagnait en moyenne 364 000 $ en 2014-2015 selon les dernières données disponibles de l’Institut canadien d’information en santé (ICIS).
Dre Velker déduit néanmoins correctement (mais sans y croire) ce qu’est la seule solution viable à cette histoire : salarier les médecins. Elle souhaiterait obtenir ainsi les mêmes avantages que les autres travailleurs et travailleuses de l’État et pourquoi pas ? On pourra déduire de leur imposante rémunération les coûts de ces avantages sociaux et on pourrait cesser de verser des frais de cabinets aux médecins puisque l’État paiera dorénavant pour les installations. Finalement, elle paiera ses impôts comme les autres plutôt que de fonder des corporations pour éviter de les payer.
Pour l'instant, la contre-offensive des médecins contre le ministre Morneau ne fait pas autant de bruit au Québec qu’ailleurs au Canada. Peut-être parce que les médecins québécois se doutent bien qu’il sera plus difficile ici de se poser en victime avec la presse qu’ils ont reçu depuis quelque temps. D’ailleurs, à l’Assemblée nationale, le Parti québécois, la Coalition Avenir Québec et Québec solidaire ont demandé la fin de l’incorporation des médecins et même le premier ministre a déjà affirmé que celle-ci n’était pas « intouchable ».
Ainsi, après la question scandaleuse des frais accessoires, on pourrait maintenant corriger le tir sur l'incorporation et le statut du médecin. L'heure est venue de signifier aux médecins qu'ils ne « sont » pas des corporations à but lucratif mais bien des travailleurs et des travailleuses au service de la collectivité.
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