Benoît Pelletier, avocat émérite, docteur en droit et professeur éminent, Faculté de droit, Université d’Ottawa
L’usage par la législature ontarienne d’une disposition dérogatoire dans sa loi 28, portant sur le retour au travail forcé de plus de 55 000 travailleurs du secteur de l’éducation, a remis au premier plan les pouvoirs et dispositions de dérogation (« clauses nonobstant »). Une fois de plus, le premier ministre Trudeau a fait part de son intention d’en découdre, judiciairement parlant, avec ces mesures dont la source est pourtant constitutionnelle ou quasi constitutionnelle.
Ici et là, on entend des citoyens critiquer l’usage des pouvoirs dérogatoires. Il y en a même qui craignent que cet usage soit de plus en plus fréquent dans l’avenir, à la lumière du courant de droite qui semble se développer au Canada en ce moment. Bref, plusieurs s’interrogent ces jours-ci sur la pertinence et la légitimité, voire la constitutionnalité dans une certaine mesure du recours aux pouvoirs dérogatoires. La Cour d’appel du Québec est d’ailleurs saisie de cette question, dans le cadre du débat portant sur la loi 21, dont l’objet est la laïcité de l’État.
La Saskatchewan, l’Ontario et le Québec sont les trois provinces qui se sont servies jusqu’à maintenant des pouvoirs dérogatoires. Le Québec l’a fait à quelques reprises, et même systématiquement à l’époque de René Lévesque. Par exemple, outre la loi 21 dont nous venons de parler, notons la loi 96 – portant sur la modernisation de la loi 101 –, dans laquelle on trouve aussi des dispositions dérogatoires. En réalité, on peut dire que le Québec utilise les pouvoirs de dérogation pour assurer son progrès social et pour promouvoir certains enjeux identitaires.
Globalement, les mesures dérogatoires visent à établir un meilleur équilibre entre les pouvoirs législatif et exécutif d’une part, et le pouvoir judiciaire d’autre part. Ils sont non seulement respectueux du principe démocratique – puisque le fin mot appartient alors aux élus du peuple plutôt qu’à des juges non élus –, mais ils sont aussi une manifestation d’un autre principe constitutionnel fondamental : la souveraineté parlementaire.
En 1988, la Cour suprême du Canada a reconnu non seulement la constitutionnalité des pouvoirs dérogatoires, mais aussi leur légitimité. La Cour a dit, avec raison, que le recours aux dispositions dérogatoires devait obéir à de simples conditions de forme et non de fond.
L’existence et l’usage des pouvoirs dérogatoires est parfaitement compatible avec le fédéralisme de même qu’avec le constitutionnalisme. De plus, dans le cas précis du Québec, ces pouvoirs permettent à l’Assemblée nationale de faire des choix collectifs différents de ceux des autres partenaires fédératifs (ordre fédéral de gouvernement, autres provinces, etc.).
Du reste, l’utilisation des pouvoirs dérogatoires s’inscrit dans un contexte marqué par une très forte judiciarisation de notre système politique. De fait, les tribunaux en mènent très large de nos jours. Ils se prononcent abondamment sur des questions morales – à l’invitation de la Charte des droits et libertés de la personne – et se saisissent à l’occasion de dossiers à forte teneur politique. Dans pareille situation, il est bon que les assemblées législatives aient parfois le dernier mot, ce que permettent les pouvoirs dérogatoires.
N’oublions surtout pas que le Québec n’a jamais adhéré officiellement au rapatriement de la Constitution canadienne et au compromis politique qui lui a donné naissance. Le pouvoir dérogatoire permet alors au Québec de se soustraire un tant soit peu à l’application des droits et libertés contenus dans la Charte canadienne des droits et libertés, et ce, pour une durée de cinq ans (renouvelable).
Certains se demandent si les pouvoirs dérogatoires ne devraient pas être utilisés de manière « curative » seulement, c’est-à-dire après qu’une décision ne soit rendue par une cour de justice portant sur l’invalidité d’une quelconque mesure législative. Nous répondons pour notre part à cette question par la négative, étant donné que les pouvoirs dérogatoires n’empêchent déjà pas les tribunaux de se prononcer sur la validité des lois ou de certaines des dispositions d’une loi, ainsi qu’en témoigne le jugement de 240 pages rendu en avril 2021 par la Cour supérieure du Québec dans le dossier Hak, portant sur la loi 21. Tout ce que les pouvoirs dérogatoires empêchent les tribunaux de faire, c’est de prononcer l’invalidité ou l’inconstitutionnalité des mesures législatives contestées.
Se pose également la question du prix politique à payer pour l’utilisation de dispositions dérogatoires. En Ontario par exemple, ce prix est nettement beaucoup plus élevé qu’au Québec, la loi 28 ayant dû être abrogée. C’est la preuve que le recours aux dispositions dérogatoires dans le cas du Québec répond davantage à de sérieuses préoccupations sociales ou collectives, et est relativement consensuel. Cela devrait d’ailleurs être de nature à rassurer les tribunaux plutôt qu’à les inquiéter.
Somme toute, les pouvoirs dérogatoires assurent l’équilibre d’ensemble de la Charte canadienne des droits et libertés et des autres documents législatifs qui en contiennent. Ils constituent d’ailleurs l’un des seuls moyens dont dispose le Québec pour faire valoir sa spécificité et son caractère national dans l’ensemble canadien. Face à une charte — la Charte canadienne des droits et libertés — qui a été interprétée et appliquée de manière uniformisante par les cours de justice, les pouvoirs dérogatoires s’érigent dans l’environnement politique canadien comme une condition essentielle au maintien de la diversité propre au Canada et comme un outil précieux permettant au Québec de revendiquer le droit à la différence. En ce sens, les pouvoirs dérogatoires doivent être vus comme faisant partie de nos grands principes constitutionnels. Ils sont des remparts contre la standardisation, l’uniformisation du cadre constitutionnel canadien lui-même.