Outre les transporteurs et leurs assureurs interpellés par l’événement, le Bureau de la sécurité des transports (BST), la Sûreté du Québec (SQ), le Bureau du coroner du Québec et Transports Canada mènent des enquêtes à Lac-Mégantic. Ces recherches devraient révéler comment la tragédie s’est produite. Mais s’agit-il d’un accident ? Pourquoi une telle catastrophe a-t-elle pu survenir alors que l’industrie ferroviaire et les autorités tenaient pour sécuritaire le transport par rail de produits si dangereux ?
Il faudra des mois avant que les faits soient établis, les causes du déraillement et de la déflagration connues et des mesures préventives implantées. Déjà, il est vrai, le BST a transmis d’urgence à Ottawa quelques recommandations sur la surveillance des trains. De plus, le Canadien Pacifique (CP) a annoncé des « améliorations » à une pratique qu’il trouve pourtant satisfaisante. Or, plusieurs constats plaident plutôt en faveur d’une enquête publique d’envergure.
Les enquêtes en cours ne sont guère en mesure, en effet, de faire toute la lumière. La SQ ou le Bureau du coroner n’ont aucune expérience des problèmes du rail. Transports Canada et l’industrie des chemins de fer, qui en savent davantage, sont mal placés pour critiquer leurs propres politiques de sécurité. Quant au BST, qui n’a pas de pouvoir régulateur, la plupart de ses recommandations ont souvent été ignorées par l’industrie et le ministère.
Pourtant les menaces à la sécurité ne manquent pas. Des éléments déjà connus - vétusté des équipements, réduction de personnel, manque d’entretien, absence de surveillance, laxisme dans l’application des règles - sont minimisés par les porte-parole du rail. Il n’y a pas lieu, à leur avis, d’y voir la cause d’une catastrophe comme celle de Lac-Mégantic. Or, au contraire, le transport des matières dangereuses, en pleine expansion, pose de nouveaux et de plus sérieux risques pour la sécurité du public.
Une liste préliminaire peut en être dressée à partir de récents relevés journalistiques en provenance de sources généralement bien informées.
On compte 310 000 wagons-citernes en Amérique du Nord, dont 240 000 (77 %) semblables à ceux de Lac-Mégantic. Aux États-Unis, l’an passé, le Bureau de la sécurité du transport s’est inquiété après un déraillement du CN en Illinois en 2009. En 1992, à Cherry Valley, au Wisconsin, 13 des 15 wagons du CP chargés d’éthanol s’étaient percés en déraillant. L’incendie avait alors tué un automobiliste et blessé neuf autres personnes.
Au Canada et aux États-Unis, les autorités responsables du transport ont refusé d’appliquer la recommandation du Bureau américain visant à renforcer l’armature des vieux wagons. L’industrie s’y opposait. Une norme plus sécuritaire n’a été acceptée que pour les wagons neufs. Ottawa l’appliquera l’an prochain. Entre-temps, les vieux wagons, moins coûteux que les neufs, transportent toujours des produits dangereux.
Lac-Mégantic n’est pas le seul endroit au pays où un déraillement a répandu des produits dangereux. En 1994, à Lethbridge, en Alberta, un train du CP a déversé 230 000 litres de méthanol près d’un centre commercial. Le BST avait alors noté la vulnérabilité des wagons. D’autres déversements dangereux ont eu lieu, en Ontario, à Cornwall mais aussi à Maxville, paisible communauté de 600 personnes. Au Québec, ce fut le cas à La Tuque, en 1995. Sans alors entraîner d’hécatombe.
De pires tragédies pourraient néanmoins survenir alors qu’une Amérique en mal d’autosuffisance mise sur ses propres réserves, y compris de nouveaux gisements comme ceux de Bakken, au Dakota du Nord, qui alimentaient une raffinerie d’Irving au Nouveau-Brunswick. Plus que sur les freins du transporteur, on s’interroge sur ce pétrole « brut » qui n’explose pas, d’ordinaire, mais qui a étonnamment rasé tout un quartier de Lac-Mégantic.
Que les wagons de Lac-Mégantic aient explosé à cause d’impuretés dans leur contenu liquide ou pour une autre raison, le débat était déjà engagé depuis mai aux États-Unis sur la qualité du pétrole de Bakken. La compagnie Enbridge refusait de lui donner accès à son pipeline, invoquant la conduite sécuritaire de son propre système ainsi que la santé et la sécurité de ses employés. La régie fédérale lui a reconnu, en juin dernier, le droit d’imposer une limite au sulfure d’hydrogène.
Les cargaisons ferroviaires de pétrole brut sont passées de 500 en 2009 à près de 140 000 en 2013. Une telle croissance, surtout avec la reprise économique, va sans doute alourdir le coût des nouveaux équipements et la pression à la baisse sur les règles de sécurité. Vieux wagons et rails délabrés, convois rallongés sur des kilomètres, main-d’oeuvre dépassée ou peu expérimentée, tout sera mobilisé pour ce nouvel eldorado.
Les géants du rail restent présents dans l’acheminement des produits dangereux, comme l’attestent leurs déraillements. Ils ne vont pas laisser ce marché à de petites compagnies mal financées et peu influentes. L’un d’eux participait même au transport du pétrole qui a brûlé à Lac-Mégantic. Ce produit fatal avait voyagé jusqu’à Montréal sous l’oeil du CP, qui l’a remis à la Montreal, Maine Atlantic (MMA), laquelle l’aurait livré, au Nouveau-Brunswick, à un transporteur d’Irving.
Des compagnies cupides, des gouvernements complaisants, de futurs procès aux coûts faramineux, où donc prendra-t-on les fonds nécessaires à la modernisation de ce parc ferroviaire ? À même une taxe spéciale sur les profits des entreprises pétrolières ? Elles auront tôt fait de refiler la note aux automobilistes. Une taxe à la pompe, alors ? N’y comptez pas trop. Des émeutes pourraient, autant qu’une explosion de wagons-citernes, enflammer des villes
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