Un rapport publié récemment par le Centre canadien des politiques alternatives révèle que, malgré les turbulences sévères de l'économie mondiale, l'écart de rémunération entre les hauts dirigeants des grandes sociétés et les salariés a de nouveau atteint un triste record.
Cette situation n'est pas propre au Canada. Les écarts sont tout aussi vertigineux de l'autre côté de la frontière, où, malgré la crise et des résultats en baisse, les banques de Wall Street continuent de distribuer frénétiquement bonis et options d'achat d'actions. Face à cette situation, le premier mouvement de réaction, entièrement légitime, est celui de l'indignation: qu'a donc fait de si extraordinaire l'homme d'affaires Frank Stronach, de Magna International, pour mériter une rémunération annuelle de 62 millions de dollars?
Passé ce sentiment de révolte, une question demeure — peut-être la plus importante: comment les comités de rémunération peuvent-ils trouver tout à fait normal ce qui semble parfaitement anormal à l'immense majorité des citoyens, les fameux 99 %? Cette interrogation est absolument cruciale. En effet, tant qu'on ne comprendra pas les mécanismes mobilisés par les membres des comités de rémunération pour rationaliser leurs décisions, tout effort de réforme demeure vain.
Dirigeants-vedettes
Nos travaux de recherche publiés montrent que ce processus de rationalisation s'appuie principalement sur l'adhésion des comités de rémunération à un schéma de valeurs individualistes. Le succès d'une entreprise n'est pas perçu par les administrateurs comme le résultat d'un effort collectif, mais plutôt comme le résultat d'efforts individuels. Cette logique d'individualisation encourage alors la création d'un marché de dirigeants — en tout point comparable à celui des joueurs de la LNH — où les comités de rémunération sont prêts à payer le prix le plus élevé possible pour avoir les meilleurs dirigeants.
Ces dirigeants-vedettes sont magnifiés comme des héros puissants capables, par leurs talents prétendument rares et exceptionnels, de garantir la réussite de leurs entreprises. Animés par cette philosophie, la plupart des comités de rémunération abandonnent ainsi, avec une bonne foi déconcertante, leur responsabilité morale dans les mains invisibles du marché des rémunérations.
Pourquoi ce marché est-il systématiquement haussier depuis plus de trois décennies? Notre étude apporte certains éléments de réponse. Puisque les comités de rémunération sont convaincus de la capacité du marché à déterminer de façon juste et équitable la rémunération des meilleurs dirigeants, ils ne peuvent pas attribuer une rémunération inférieure à celle des dirigeants faisant partie des quintiles les mieux rémunérés, à moins d'admettre que le dirigeant recruté performe moins bien que la moyenne.
Les dirigeants sous-payés par rapport au marché ont donc tendance à voir leur rémunération augmenter, tandis que les dirigeants qui se situent dans la limite supérieure du marché ne voient jamais, ou très rarement, leur rémunération abaissée. Par ailleurs, que l'on soit en période de crise ou en période de prospérité, il semble bien que toutes les raisons soient bonnes de rémunérer au maximum le talent individuel des dirigeants. Lorsque l'entreprise gagne beaucoup d'argent, les administrateurs expliquent qu'il est normal de récompenser les dirigeants avec des primes généreuses. Lorsque les temps deviennent difficiles, les administrateurs expliquent que c'est précisément dans ces périodes que les meilleurs dirigeants, c'est-à-dire les plus chers, sont nécessaires. Au royaume des administrateurs, il y a donc rarement de bonnes raisons de diminuer les salaires des dirigeants.
Le mythe du dirigeant héroïque
Une révolution culturelle s'impose au sein des comités de rémunération. Cette révolution implique de défaire le mythe du dirigeant héroïque sur les épaules duquel reposerait tout le succès de l'entreprise, au profit d'une conception davantage égalitaire et collective de la réussite. Ce changement n'a rien de facile. Il implique de modifier en profondeur la mentalité des comités de rémunération.
Il est illusoire de penser qu'une telle réforme pourrait venir de l'intérieur des conseils d'administration. Leur schéma de valeurs individualistes les maintient dans une zone de confort moral relativement hermétique aux doutes. Par ailleurs, la culture individualiste ne sévit pas simplement dans les conseils d'administration, mais elle touche tous les secteurs de la société. Et s'il faut se choquer qu'un dirigeant puisse gagner
62 millions de dollars en une année, il faut également s'émouvoir qu'un joueur de hockey, fût-il aussi un «héros» au talent rare, puisse gagner des sommes tout aussi extravagantes.
En réalité, les plus sérieux espoirs de changement ne peuvent venir que de cette émotion démocratique forte qui s'était répandue il y a quelques mois, avant de mourir étouffée par l'hiver et par l'indifférence: l'indignation. À condition de s'organiser collectivement et politiquement, cette indignation a les moyens de s'exprimer avec force. Les 99 % d'indignés potentiels canadiens sont en effet, par l'intermédiaire de leurs fonds de retraite et de leurs placements, les actionnaires les plus importants des grandes entreprises canadiennes. Il est plus que temps que la démocratie indignée investisse les tentes des assemblées générales.
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Bertrand Malsch, Professeur à HEC Montréal,
Marie-Soleil Tremblay, Professeure à l'ENAP
et Yves Gendron, Professeur à l'Université Laval
Rémunération et indignation
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