Intellectuelle et féministe d’origine égyptienne installée au Québec depuis 1967, Yolande Geadah déplore qu’on réduise le débat sur la Charte de la laïcité à son aspect juridique. Entretien avec l’auteure des essais Femmes voilées, intégrismes démasqués et Accommodements raisonnables. Droit à la différence et non différence des droits, ainsi que du récent rapport du Conseil du statut de la femme sur les « crimes d’honneur ».
Q Que contestez-vous dans les mémoires du Barreau et de la Commission des droits de la personne ?
R Ils examinent le port de signes religieux seulement sous l’angle de la liberté et du choix individuel. Et ils y réfléchissent à partir de l’interprétation religieuse la plus sévère, celle qui exige le port de ces signes. Il y a pourtant d’autres interprétations possibles. La preuve, c’est que la Cour européenne des droits de l’homme était d’accord avec [l’interdiction de signes religieux de certains pays.
Q Mais ne faites-vous pas un mauvais procès au Barreau ? Son rôle n’est pas de proposer une vision de la laïcité. C’est seulement de dire si les lois proposées respectent la Constitution et la jurisprudence canadiennes.
R En 1928, la Cour suprême avait refusé à une juge albertaine, Emily Murphy, le droit de se présenter au Sénat. Elle estimait que le terme « personne » n’incluait pas les femmes. Si je raconte cette anecdote, c’est pour montrer que l’interprétation juridique évolue. Le droit n’est pas figé. Ne mettons pas la charrue devant les bœufs. Laissons d’abord les élus faire leur travail et adopter des lois.
Q En France et dans certains Länder allemands qui interdisent le port de signes religieux, a-t-on constaté que plusieurs personnes ont été congédiées ou ont quitté leur emploi ?
R Je n’ai pas vu de chiffres. C’est à ceux qui craignent [les congédiements] de fournir ces chiffres.
Q Mais le fardeau de la preuve ne revient-il pas à ceux qui veulent limiter les droits ?
R Pourquoi n’a-t-on pas fourni de preuves que la déconfessionnalisation des commissions scolaires ne brimait personne ? Parce que ça s’inscrivait dans la continuité de la sécularisation croissante. On n’est pas toujours obligé d’attendre une crise pour agir.
Q Mais il s’agissait des établissements scolaires, et non des enseignants. Confond-on la laïcité (l’État n’a pas de religion) avec la sécularisation (les gens n’ont pas de religion) ?
R Dans le contexte du retour des interprétations les plus rigoristes des religions, l’État peut et doit mettre des limites.
Q Vous soutenez que selon la grande majorité des spécialistes, le voile serait un « costume traditionnel » plutôt que religieux. Cela diminue-t-il le droit de le porter ?
R Il faut remettre ces choix individuels en perspective. Aucune religion ne comporte une exigence irréductible de porter un signe. Cela vient toujours de certains courants. Pour le hijab, c’est une tradition graduellement abandonnée au début du XXe siècle, notamment avec l’accès des femmes au marché du travail. Personne n’en faisait un plat à l’époque. Cette tradition est revenue en force dans les années 70 avec la montée des intégrismes. C’est un fait historique que l’analyse purement légale néglige. Quand on prétend que le port du voile est une liberté fondamentale, on renforce l’interprétation du courant le plus intégriste, qui était jusqu’ici minoritaire [chez les musulmans]. En faisant cela, on modifie les rapports de forces chez les minorités. On entend rarement les femmes qui subissent des pressions pour porter le voile, mais [la Charte de la laïcité] pourrait les aider. C’est pour cela que beaucoup d’hommes et de femmes musulmans appuient la Charte. Il faut choisir sa solidarité. La mienne va avec elles.
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