Blanc pour droit civil - Le Québec, «bâtard» juridique

L’âme des peuples se trouve dans leur histoire

En 1774, dans l'espoir d'apaiser ses colonies mouvementées, l'Empire britannique signe l'Acte de Québec. Il concède aux Canadiens français le droit de pratiquer la religion catholique, d'appliquer le droit civil français et celui de faire le tout en français. À l'occasion de la Saint-Jean-Baptiste, Le Devoir jette un regard en bleu, blanc et rouge sur chacun de ces trois éléments pour voir en quoi cet héritage français a modelé l'esprit québécois. Aujourd'hui, blanc pour droit civil.

Québec — L'an dernier, le gourou Clotaire Rapaille s'était donné pour mission de décrypter le «code» de Québec. Et si une bonne partie du code du Québec reposait dans le «code» civil? Quel effet la tradition civiliste a-t-elle eu sur le Québec? Cette différence a-t-elle été en partie neutralisée, notamment par les chartes des droits, adoptées au Québec en 1975 et au Canada en 1982?

Dans l'accord du lac Meech de 1987 (qui ne fut pas entériné), mais aussi dans la résolution de la Chambre des communes du 11 décembre 1995 (qui suivait le référendum), la tradition «civiliste» fut reconnue explicitement comme une dimension de l'identité québécoise. En 1995, on affirme que le Québec forme une société distincte comprenant «notamment une majorité d'expression française, une culture qui est unique et une tradition de droit civil».

Au fond, tout a commencé en 1774, quand le conquérant anglais a permis aux Canadiens français de recommencer à fonctionner selon la coutume de Paris, dont l'application avait été suspendue en 1763. Moins de 20 ans plus tard, la France abandonnait la coutume pour la remplacer par le droit révolutionnaire. Le Canada français, lui, continuera de l'utiliser jusqu'en 1866, où il fut alors décidé d'adopter un code civil. Entre-temps, en 1807, en France, Napoléon, avait décidé, en particulier pour rendre les règles de droit plus accessibles au commun des mortels, d'opérer une grande codification.

Des Français du Canada

«Français du Canada»: lors de sa visite de 1967, c'est ainsi que le général de Gaulle qualifia les Québécois. L'épithète ne plut guère; même René Lévesque la critique dans ses mémoires. Reste qu'en matière de droit privé (rapports entre les individus), de droit civil, l'expression du Général était juste.

Le Code civil du Bas-Canada était largement inspiré du code Napoléon. Comme le rappelle la professeure de droit Michelle Cumyn, de l'Université Laval, les codificateurs avaient eu comme mandat de reprendre la table des matières du code français et de reprendre chaque article en y insérant le plus possible les principes contenus dans la coutume de Paris et la pratique du droit au Canada français. À l'époque, les Canadiens français souhaitaient cette modernisation qui leur permettait de garder le lien avec la «mère-patrie». Et les commerçants anglophones se réjouissaient d'obtenir enfin un document dans leur langue, puisque l'ouvrage répertoriant la coutume de Paris était exclusivement en français et se trouvait de moins en moins facilement. Le Code civil du Bas-Canada s'appliquera jusqu'en 1994, année où il fut remplacé par le Code civil du Québec.

Bâtards

En somme, les Québécois, en matière juridique, sont des «bâtards»! Pour ce qui est du droit public (rapport entre l'État et les personnes), ils sont totalement anglais. Disons en termes plus élégants qu'ils vivent dans une situation — rare dans le monde — de «bijuridisme», terme et phénomène explorés par l'ancien ministre libéral Benoît Pelletier dans le numéro de Revue général de droit de juin.

La tradition civiliste est reconnue jusque dans les textes constitutionnels de 1867. Dans le partage des pouvoirs, les provinces obtiennent, avec l'article 92 (13), le pouvoir de légiférer en «matière de propriété et de droits civils».

L'article 94, presque oublié, mais qui a suscité beaucoup d'intérêt chez les spécialistes ces dernières années, consacre l'asymétrie canadienne: «Il prévoit la possibilité pour le Parlement fédéral d'adopter des lois uniformes en matière de propriété et de droits civils dans les provinces de common law, mais uniquement dans la mesure où celles-ci y consentent. Cette disposition ne s'applique toutefois pas au Québec», écrit Benoît Pelletier.

Accessibilité et cartésianisme

Quels sont les effets, sur la société, sur l'identité d'avoir un code civil? D'abord, explique Michelle Cumyn, le code implique un idéal d'accessibilité du droit qui remonte à Napoléon. Alors que les commons lawyers estiment que le droit est fait pour les spécialistes, le civiliste a cet espoir «peut-être utopique», dit Mme Cumym, de regrouper les grands principes de droit privé dans un code formant un tout. «C'est un contrat social», dit l'ancien ministre libéral Gil Rémillard.

Benoît Pelletier estime de plus que la tradition civiliste d'influence française a induit au Québec une conception du droit où certains textes, la Constitution par exemple, prennent rapidement un caractère quasi sacré. «D'où l'insistance, dans la politique québécoise, à réformer la Constitution. D'où notre réprobation des moyens pris par certains gouvernements fédéraux pour contourner les règles constitutionnelles», explique-t-il. La perspective de la common law est plus jurisprudentielle, laisse les tribunaux faire évoluer le droit à coup de jugements. Le civiliste a davantage tendance à voir dans le juge la simple «bouche de la loi», pour reprendre une expression de Montesquieu, et non pas un juge qui dicte au législateur la manière de réécrire sa loi (pensons au récent jugement sur la loi 104). Cette différence «pourrait expliquer en partie plusieurs mésententes sur le plan intergouvernemental», écrit M. Pelletier.

Elle détermine aussi l'approche que le Québec et le ROC adopteront sur plusieurs sujets. Prenons les accommodements religieux: depuis 2006, le Québec a le réflexe de se donner de nouvelles lois, de grands principes: le gouvernement Charest a modifié la Charte des droits pour y inclure la notion d'égalité des sexes; les péquistes proposent l'adoption d'une charte de la laïcité. Le ROC nous regarde, dubitatif, estimant qu'il vaut mieux laisser les tribunaux définir le droit empiriquement, au gré des cas se présentant devant ceux-ci.

Menaces à une spécificité

Le caractère désuet de plusieurs aspects du Code civil du Bas-Canada, dans les années 60, avait entraîné son érosion; le droit commercial, par exemple, se fondait de plus en plus sur la jurisprudence. Mais avec la recodification de 1994, le code est revenu «au centre de l'ordre juridique», note Mme Cumyn. Véritable succès, le Code civil du Québec est devenu une référence internationale, puisque c'est un document civiliste modernisé, comparativement au code français, essentiellement inchangé depuis 1807.

Au Canada, la différence civiliste est toutefois de nouveau menacée, selon certains. L'essayiste Pierre Joncas soulignait récemment qu'en 2004, dans l'affaire des souccahs — cabanes de bois sur les balcons de copropriété à Montréal —, cinq juges de la Cour suprême ont interprété la Charte québécoise de manière à lui donner préséance sur le Code civil. Ainsi, «dans le domaine de la propriété et des droits civils, la compétence exclusive du Québec a été entaillée, et pourrait l'être de nouveau, par l'interprétation des tribunaux à la fois de la Charte québécoise, modifiable par sa législature, et de la Charte canadienne [qui est, elle] hors de son atteinte».

Autre cas: le différend, devant les tribunaux, qui oppose le gouvernement Harper au Québec, au sujet de la réglementation des valeurs mobilières, pourrait entamer davantage la compétence québécoise. Le Québec soutient qu'en vertu de leur compétence sur la «propriété et le droit civil», ce sont les provinces qui doivent légiférer en la matière. Le politologue et juriste Marc Chevrier suggérait récemment au Québec de plaider l'asymétrie en invoquant l'article 94.

Benoît Pelletier estime que le Canada pourrait aller beaucoup plus loin dans la reconnaissance du «bijuridisme» et la valorisation de la tradition civiliste. Québec devrait selon lui procéder à la nomination des trois juges québécois à la Cour suprême et se charger de la nomination aux tribunaux supérieurs.

Mais il faudra peut-être attendre la fin de la commission Bastarache pour aborder le sujet!

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Demain: l'influence religieuse au Québec


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