Renonçons à décrire le spectacle de détresse humaine qu'offre alors la colonie. Heures fatidiques où l'on ne sait par quelles affinités ou quelle logique mystérieuse toutes les misères, tous les malheurs semblent s'appeler l'un l'autre.
(Louis-Joseph, Marquis de Montcalm) Il y a pis que l'écroulement du commerce, par pertes en mer et par suite du blocus anglais; pis que les dernières nouvelles de France qui annoncent la suspension, par édit du roi, du paiement de la monnaie coloniale; il y a pis également que les ravages de la famine et des épidémies, pis que l'invasion de l'ennemi. Il y a, dans les âmes, l'invasion et les ravages du découragement. Lors de la levée du siège de Québec, après Sainte-Foy, les forces françaises et canadiennes se réduisaient déjà à 3 ou 4,000 réguliers et miliciens. Ces débris d'armée manquent de fusils et de baionnettes, n'ont de poudre que pour un combat, et point d'autres canons que les pièces de campagne prises à l'ennemi, dans la récente bataille. Dès l'évacuation du fort Duquesne, et surtout après la reddition de Québec, les sauvages des Pays d'en haut ont levé le pied, déjà ébranlés, du reste, par l'incapacité des Français à leur fournir leurs besoins en marchandises.
Le 2 septembre 1760 les sauvages domiciliés consomment l'abandon. Pis encore: Lévis, Bourlamaque, Bougainville voient fondre, impuissants, leurs petits bataillons. Le fléau de la désertion et de la mutinerie sévit parmi les miliciens et les troupes. Troupiers de France, grenadiers eux-mêmes quittent les rangs. L'indiscipline devient générale, irrépressible. On déserte, on fuit, parce qu'on n'en peut plus de misère, de maladie; parce qu'on est nu-pieds, même les officiers; parce qu'on est sans armes; parce qu'on n'a pas de quoi manger. On fuit parce qu'on est las de courir d'une frontière à l'autre, las d'une guerre sans issue; parce qu'on se croit abandonné de la France; parce que l'esprit de défaitisme a envahi tout le monde, sans excepter la plupart des chefs. On cède à la panique. Des images d'épouvante rapportées de la capitale et de ses environs, par les miliciens et troupiers de retour du siège de Québec, affolent les imaginations: fantômes de mendiants, de femmes, d'enfants déguenillés et mourants de faim, errant sur les routes, dans la côte de Beaupré, sur 1'lle-d'Orléans, dans les trente-six lieues de la rive sud brûlées, ravagées par l'Anglais.
Murray, impatient d'arriver le premier à Montréal, pour ravir à Amherst l'honneur de la reddition, menace, comme Wolfe, de brûler logis et dépendances des habitants absents de chez eux. Le 22 août, le bas de la paroisse de Sorel a flambé. Le dernier jour d'août l'Ile-aux-Noix a été évacuée. Parmi les miliciens c'est le signal de l'ultime débandade.
Le 6 septembre 1760 Amherst campe à un quart de lieue de Montréal; Murray a atteint la Longue-Pointe. A ce moment, aux vingt et quelque mille hommes de l'ennemi, muni d'une puissante artillerie, l'armée de Lévis ne peut opposer qu'une troupe dérisoire de 2,000 combattants épuisés et découragés. Et ces 2,000 n'ont de munitions que pour une affaire de mousqueterie, des vivres pour quinze à vingt jours, cependant que le moral du dernier réduit de la colonie vaut encore moins.
Envahi par des bandes de fugitifs, Montréal vit des heures d'intense surexcitation. Les habitants de la ville ont refusé de prendre les armes. Dans cette atmosphère d'énervement, Vaudreuil, assailli comme Ramezay par une foule suppliante, n'a plus qu'une chose à faire: négocier la capitulation. Cette fois, c'est bien la fin. Troja fuit. Une petite armée en loques stationnée dans les faubourgs et le long des murailles attendait les honneurs militaires. Le vainqueur les lui a refusés.
L'histoire de la Nouvelle-France se ferme sur cette image d'immense détresse.
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Histoire du Canada Français
Fides, 1969, p. 353
Lionel Groulx
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http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Documents/Lionel_Groulx--LHistoire_du_Canada_francais_de_Groulx_par_Stephane_Stapinsky
L'«Histoire du Canada français» de Groulx
Dossier: Lionel Groulx
Stéphane Stapinsky
Historien, collaborateur de l'Encyclopéde de L'Agora.
Texte
Lorsque, le 4 décembre 1949, Groulx enregistre la première d'une série de causeries radiophoniques hebdomadaires d'un quart d'heure chacune sur l'histoire du Canada français, il a soixante-et-onze ans et est à l'apogée de sa carrière d'historien.
Son activité principale est, depuis 1915, celle de professeur d'histoire canadienne à l'université. C'est cette année-là, en effet, qu'il est nommé par Mgr Bruchési à la Chaire d'histoire du Canada de la succursale montréalaise de l'Université Laval, qui deviendra cinq ans plus tard l'Université de Montréal. Il donne, annuellement, un cycle de conférences publiques (5 en moyenne) sur des sujets d'histoire canadienne, qu'on désigne dans le jargon universitaire de l'époque par l'expression «cours publics». Fait méconnu, la matière de ces cours publics, qu'il donnera jusqu'en 1942, constitue le noyau essentiel de l'oeuvre historique de Groulx. Leur rédaction fut en effet l'occasion pour lui de compiler notes, références, citations, d'assembler toute une documentation d'archives à laquelle il aura recours jusqu'à la fin de ses jours.
Groulx donne également à la même université, à partir de 1920 et jusqu'à sa retraite en 1949, des «cours fermés» d'histoire du Canada, qui sont des cours au sens habituel du terme, destinés à des élèves dûment inscrits. Ils comportent une trentaine de leçons par année universitaire, l'étude des régimes français et anglais alternant, en théorie, à chaque année.
La série de causeries hebdomadaires s'amorçant en 1949 est patronnée par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, qui en assure la diffusion à la station de radio CKAC. Au moment où on lui propose de présenter cette série, Groulx jongle depuis un certain temps déjà avec l'idée d'un ouvrage d'histoire «synthétique en un ou deux volumes, à la manière des Grandes Études historiques d'Arthème Fayard» (Mes mémoires, tome IV). Cette occasion lui permettra donc de faire d'une pierre deux coups, en lui donnant «le moyen de présenter au public une synthèse de tout mon enseignement à l'Université: cours publics et cours fermés» (ibid.).
La série comprendra une centaine d'émissions jusqu'en 1951. Enregistrées sur 17 disques (qui se trouvent aujourd'hui dans les archives du Centre de recherche Lionel-Groulx), elles auront une diffusion étendue dans le reste du Canada français, au Nouveau-Brunswick et en Ontario comme dans l'Ouest canadien.
La réception de cette série de causeries est à ce point positive dans les milieux nationalistes que l'on presse l'historien d'en préparer la publication. Ce sera chose faite dès 1950, dans une version remaniée, alors que les Éditions de L'Action nationale font paraître le premier tome d'une série de quatre (le dernier sortira des presses en 1952).
L'ouvrage connaîtra le même succès que les causeries radiophoniques. «Dans la presse, la critique est presque unanimement favorable, à des degrés divers de ferveur, selon les tomes et les publics.» (Pierre Trépanier, Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, tome 2). Si l'accueil est, et on ne s'en surprendra pas, enthousiaste au sein des cercles nationalistes, un public plus large se montre tout aussi favorable à la synthèse historique que propose Groulx. «Tous - ou peu s'en faut - admirent la sérénité de l'historien, en contraste avec la passion coutumière du polémiste.» (Trépanier, ibid.) Roger Duhamel, par exemple, savoure «le plaisir intellectuel d'un rare prix» que donne cette oeuvre de «savant et d'artiste». Les historiens ne seront pas en reste. Pour Marcel Trudel, il s'agit d'un «sommet» de l'historiographie québécoise. Certains intellectuels opposés de longue date à Groulx et au nationalisme qu'il représente, comme l'abbé Maheux, poursuivront dans cette voie en attaquant l'ouvrage. Mais il s'agit de voix marginales.
L'Histoire du Canada français de Groulx est, sans conteste, un des ouvrages «classiques» de notre historiographie, tant en raison de la hauteur des vues exprimées par l'auteur, de l'élévation de sa pensée (qui confine souvent à la philosophie de l'histoire), que de la qualité de l'écriture. Un jugement qui était assurément partagé à l'époque de la parution de l'oeuvre, puisque les éditions Fides décideront en 1962 d'en publier une nouvelle édition, en deux volumes, dans la prestigieuse collection «Fleur de Lys». En 1976, cette même édition sera rendue disponible à un plus large public dans un format de poche.
L'ouvrage prend place, sans souffrir le moindrement de la comparaison, à côté de l'Histoire du Canada de François-Xavier Garneau. Les deux historiens n'ont-ils d'ailleurs pas été gratifiés, par leurs contemporains et par la postérité, du titre d'«historien national»? Il «représente, dans les lettres québécoises, l'achèvement d'un genre: sa plus haute et son ultime réalisation, car, au Québec, l'ère des prophètes est depuis longtemps révolue.» (Trépanier, ibid., p. 471)
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