Discuter avec Yves-François Blanchet autour d’une pizza et d’un Virgin Caesar particulièrement relevé — comme il les aime — permet de mesurer à quel point il est rempli de surprises et de contrastes.
Le chef du Bloc québécois et ancien député du Parti québécois pratique un métier très public depuis des années. Pourtant, il se définit comme un grand solitaire qui peut s’asseoir sur sa galerie et regarder pousser les arbres pendant des heures. « Je suis extrêmement sauvage. À la maison, on me reproche davantage de ne pas parler que de trop parler ! »
Après ses études en anthropologie et en histoire, Yves-François Blanchet est devenu gérant du rockeur Éric Lapointe au début des années 1990, et ce, même s’il préfère « la musique symphonique », qu’il écoute lors de ses longs trajets en voiture au Québec.
Dans son pied-à-terre de Montréal, qu’il partage avec ses trois enfants majeurs, sa fille Catherine, 18 ans, a accroché une grande affiche de Manon Massé, la co-porte-parole de Québec solidaire… même si son papa a passé six ans (2008-2014) au PQ. « Elle a le côté un peu provocateur de son père », dit celui-ci en souriant.
Le politicien de 54 ans souhaite devenir député fédéral, mais il juge que la Chambre des communes n’est qu’un « Parlement étranger ». « Une nation ne confie pas son âme à une autre. Le conquis ne confie pas sa culture au conquérant », lâche-t-il, tranchant.
Même s’il réside depuis plusieurs années à Shawinigan, où sa conjointe est conseillère municipale, Yves-François Blanchet désire se faire élire dans Belœil-Chambly, à 170 km de chez lui, parce que la Montérégie offre des perspectives plus intéressantes que la Mauricie. « C’est l’endroit où je peux le plus rayonner comme chef sur les circonscriptions voisines. Il y a sept ou huit comtés qu’on peut gagner en Montérégie », dit-il.
Tous ces contrastes, qu’il décrit comme ses « dualités », lui permettent d’être en équilibre dans sa vie, estime-t-il, et de parfois surprendre, autant ses adversaires que les électeurs. C’est bien ce qu’il compte faire le 21 octobre prochain, en renversant la tendance à la baisse des dernières années pour le Bloc québécois. « On va remporter plus de 20 circonscriptions, ça me semble évident. »
L’actualité a rencontré Yves-François Blanchet dans un restaurant de Montréal.
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Qu’est-ce qui a changé au Bloc québécois depuis le départ de la chef Martine Ouellet ?
Le veux-tu par ordre alphabétique ? [Rire] L’humeur d’abord, devenue positive, optimiste, avec une belle détermination. On ne parle plus des chicanes, on me dit plutôt que ça va bien. Si ça se transpose dans l’urne, ça peut avoir une grosse influence.
Ensuite, on a fait le constat lucide de tout ce qu’on a négligé pendant la période où le Bloc avait des divisions importantes : énormément d’organisations sur le terrain, de financement et de militants. Il faut se réorganiser et faire des miracles en peu de temps. On part de zéro. Mais on va avoir les moyens de mener une vraie campagne.
L’automne dernier, vous avez dit à plusieurs personnes au sein du Bloc que vous alliez diriger le parti seulement s’il n’y avait pas de course à la direction. Pourquoi ?
Je ne me suis jamais prononcé en public sur la pertinence d’une course. C’est sûr que j’aimais mieux avoir les coudées franches pendant deux mois de plus que pendant deux mois de moins. Il nous restait moins d’un an avant la campagne électorale. S’il y avait eu une candidature que j’avais jugée plus pertinente que la mienne, je ne me serais même pas présenté. Je n’étais pas en mal d’un retour en politique, même si j’ai beaucoup de plaisir actuellement.
Votre surnom, c’est « le goon ». D’où vient-il ?
Ça vient d’un collègue péquiste. Je ne dirai pas qui ! À l’époque, des députés se permettaient, à l’intérieur du parti, de bousculer Pauline Marois, qui, avec la dignité qu’on lui connaît, répondait peu à ces attaques. On n’était pas si proches, elle et moi, mais c’était ma chef, je respectais sa personne et son autorité. J’ai sauté sur la patinoire et j’ai donné quelques mises en échec. Parfois, je me dis que j’y suis peut-être allé un peu fort, mais c’est parce que je n’aime pas la chicane. Ça me dérange un peu comme surnom, parce que mon plaisir en politique ne vient pas de la game ou des jeux de coulisses. Quand il y a un conflit, je ne veux pas que ça dure longtemps. La frappe préventive est souvent efficace, et on passe à un autre appel.
Le Bloc québécois de Gilles Duceppe, c’était la défense des intérêts du Québec. Celui de Mario Beaulieu et de Martine Ouellet, l’indépendance avant tout. C’est quoi, le Bloc d’Yves-François Blanchet ?
Les deux ! L’intérêt premier du Québec, c’est d’avoir tous les attributs de la souveraineté et de redéfinir librement sa relation avec les nations canadienne, américaine, française et autres. Entre-temps, le gouvernement canadien investit dans des champs de compétence qui appartiennent au Québec. En contrepartie, on occupe le Parlement fédéral, ça nous permet de faire la démonstration qu’il ne sert pas les intérêts du Québec. Dans le cas des contrats qui n’ont pas été accordés au chantier maritime Davie ou dans le dossier de la gestion de l’offre en agriculture lors des négociations du nouvel ALENA, le Québec a perdu parce qu’il n’était pas bien représenté à Ottawa.
Votre idéal serait l’élection d’un gouvernement minoritaire, avec la balance du pouvoir au Bloc ? Vous savez qu’aucun parti pancanadien ne voudra faire une alliance avec un parti indépendantiste…
Il n’existe aucun scénario d’alliance ou de gouvernement de coalition avec nous. Si le Bloc détient la balance du pouvoir, ça servira exclusivement à obtenir des gains à la pièce pour le Québec.
Lorsque le Bloc est devenu un parti pour qui l’argumentaire souverainiste était incantatoire, énormément de citoyens au Québec ne s’y reconnaissaient plus.
Depuis le sommet de 2004 (alors que le scandale des commandites éclaboussait le Parti libéral du Canada), le Bloc a chuté dans les résultats électoraux, passant de 48,9 % à 19,4 % des voix en 10 ans. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne veux pas que ce soit vu comme un reproche à qui que ce soit, mais on est passés d’une « corporation » souverainiste à un groupe à la limite de la marginalité. Après avoir un peu décroché du militant, on a décroché du citoyen. En faisant des gains essentiellement grâce au scandale des commandites, le Bloc s’est rendu vulnérable. Ensuite, lorsque le Bloc est devenu un parti pour qui l’argumentaire souverainiste était incantatoire, énormément de citoyens au Québec ne s’y reconnaissaient plus.
Comment redresser la barre ?
Les gens nous disent : « Donnez-moi le goût de voter pour vous ! » Les électeurs ne sont pas obligés de voter pour nous, ils doivent en avoir envie. Ça passe par une attitude, une ouverture, une humeur, une écoute… et parfois un côté un peu plus baveux, et parfois un peu plus drôle. On doit inspirer confiance.
Sur quoi allez-vous faire campagne ?
On a beaucoup reproché au Bloc québécois d’avoir une approche négative. On veut faire rêver les gens, leur montrer ce que serait la souveraineté du Québec. On va promouvoir une vision selon laquelle nos centres de recherche, nos ingénieurs, nos ressources naturelles et notre structure de PME permettent d’avoir un modèle différent du reste du Canada, un modèle plus écologique. Dans un pays comme le Canada, un pays pétrolier comme l’Arabie saoudite, la Russie ou le Venezuela, ce n’est pas possible. Il ne s’agit pas de dire aux gens qui veulent un pickup qu’ils ne peuvent plus l’avoir. On peut créer de la richesse autrement. On a le droit de proposer un modèle québécois qui soit différent, même s’il n’y a pas de référendum sur la souveraineté à l’horizon.
Les souverainistes ne devraient-ils pas s’employer à rafistoler le vaisseau amiral de l’indépendance, le PQ, plutôt que d’éparpiller leur énergie sur deux fronts ?
Et si la meilleure manière d’aider le PQ était justement de faire élire beaucoup de députés du Bloc ? Ça mettrait un terme à une longue séquence de reculs et de défaites.
C’est « le chemin des victoires » évoqué par Jean-François Lisée ?
Je ne l’appellerais pas comme ça. [Rire] Je commencerais par « un chemin pour une victoire », ce serait déjà pas pire ! Les souverainistes sont mûrs pour des bonnes nouvelles. On est capables de leur en offrir.
Justin Trudeau et Andrew Scheer vont dire aux Québécois qu’ils seront au pouvoir s’ils votent pour eux. Le Bloc ne peut pas laisser miroiter le pouvoir. Quels arguments allez-vous utiliser ?
Un député du Bloc québécois vote toujours dans le sens de ce qui est bon pour le Québec. Un député du Parti libéral du Canada ou du Parti conservateur du Canada vote selon les directives de son parti, dont les bases sont dans l’Ouest canadien ou à Toronto. Un ministre de Justin Trudeau n’a aucun pouvoir, parce qu’il est un exécutant des ordres de Justin Trudeau, quitte à faire le contraire de ses convictions personnelles. J’ai été ministre, je le sais, tu prends tes ordres de marche du premier ministre.
On a le droit de proposer un modèle québécois qui soit différent, même s’il n’y a pas de référendum sur la souveraineté à l’horizon.
Est-ce que les intérêts du Québec divergent toujours de ceux du Canada ? À vous écouter, c’est comme si le Québec était sur une autre planète.
Je n’ai jamais eu cette attitude. Dans un monde meilleur, le Québec et le Canada seraient des États souverains. Lorsque les intérêts convergent, ils peuvent collaborer, sinon ils font chacun leurs affaires. Le Canada prend quatre milliards de dollars des taxes et des impôts des Québécois et les investit dans l’exportation du pétrole de l’Ouest. On pourrait garder cet argent et l’investir ailleurs, dans nos centres de recherche et nos PME, de manière tout aussi prospère.
Qu’est-ce qui vous a le plus dérangé dans le mandat de Justin Trudeau ?
La superficialité. Il a exprimé, lors de la campagne de 2015, des valeurs bienveillantes. Mais en environnement, le résultat est catastrophique. Sur les droits des autochtones, il n’y a pas de progrès. En économie, il n’y a aucune performance particulière. On lui reconnaît la légalisation du cannabis, mais des amis libéraux en ont profité parce qu’ils avaient mis leur argent à la bonne place. C’est le bilan déplorable de quelqu’un qui n’avait pas de vision opérationnelle de ce que le Canada devrait être. C’est soit de la mauvaise foi, soit de l’incompétence.
Qu’est-ce que Justin Trudeau a fait de bien dans son mandat ?
Au début, j’appréciais sa vision sociale-démocrate, mais elle ne s’est pas déployée.
Justin Trudeau n’a vraiment rien fait de bon, que ce soit l’Allocation canadienne pour enfants ou la négociation de l’ALENA, qui n’était pas facile ?
C’est probablement difficile de négocier avec quelqu’un comme Trump, qui ne pense qu’à court terme. Mais le Canada a fait une mauvaise négociation, notamment au sujet de la gestion de l’offre [en agriculture]. On a sacrifié les intérêts du Québec pour protéger l’industrie automobile de l’Ontario.
Ce n’est pas très positif…
J’ai beau chercher quelque chose de bien dans son mandat, je ne trouve pas grand-chose… Ah ! sur la scène internationale, il a bien véhiculé une valeur canadienne importante, celle de l’égalité des sexes. Je lui donne ça.
L’ancien chef du Bloc Michel Gauthier a fait le saut avec les conservateurs. Que dites-vous aux nationalistes qui pourraient vouloir l’imiter ?
Ces gens-là vont réaliser rapidement qu’Andrew Scheer veut utiliser le Québec comme argument pour gagner le Canada. Je ne crois pas du tout à sa vision nationaliste. Scheer ne s’imagine pas sérieusement qu’il va conquérir le cœur des Québécois en proposant un corridor énergétique pour lequel il devra exproprier des gens pour faire passer du pétrole de l’Ouest ou l’électricité de Terre-Neuve vers l’Ontario. Ce n’est pas très vendeur. Scheer veut faire ce que Harper a fait : gouverner sans le Québec.
Est-ce que les sympathisants de Québec solidaire sont les bienvenus au Bloc québécois ?
Ils ont une place entière. Beaucoup d’entre eux viennent dans nos assemblées. L’attitude des militants de QS sur l’île de Montréal, dont un bon nombre vont appuyer un parti fédéraliste comme le NPD, laisse bien des souverainistes perplexes. Mais à l’extérieur de Montréal, il y a beaucoup de sympathisants de QS qui sont favorables à la laïcité de l’État et qui sont indépendantistes.