CHRONIQUE DE LA CROQUEUSE DE MOTS

Vous avez dit... "baliser la liberté de religion" ?

Chronique de Thérèse-Isabelle Saulnier



Comme je l'ai dit dans ma chronique d'il y a 15 jours, il s'agit donc de déterminer la place de la religion dans une société laïque, et cela exige de préciser ce qu'il faut entendre par "liberté de religion", ce qu'elle inclut et ce qu'elle exclut. Le problème des accommodements pour motif religieux est en grande partie causé par une notion trop vaste, trop floue et imprécise de cette liberté, qui mène trop souvent à des interprétations juridiques contradictoires, qui doivent cesser une fois pour toutes en clarifiant le sens de cette notion et que, par la suite, les jugements rendus soient les mêmes partout et pour tous les cas similaires. Des balises sont donc nécessaires, et elles seront à inclure dans les chartes québécoise et canadienne des droits et libertés. Soulignons que l'article 9.1 de la charte québécoise permet de telles modifications:

"Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice."

LE SENS QU'ON DOIT DONNER À LA LIBERTÉ DE RELIGION
(balises pour la circonscrire)
La liberté de religion signifie la liberté de croire ou de ne pas croire, et de pratiquer sa religion par l'accomplissement de différents cultes, rites et rituels. Ce qui est assuré et protégé, c'est donc la liberté de croyance et de culte.
Le droit d'exprimer ses croyances religieuses doit être entendu comme la possibilité de les dire, de les faire connaître, de les partager, de les formuler, verbalement ou par écrit, sans subir de répression, policière ou autre, dans la limite du respect de l'ordre public et hors du champ des propos haineux.
Le "droit d'afficher son identité religieuse" par une tenue vestimentaire distinctive ou par un signe, un symbole spécial tel un crucifix, un voile, une kippa, un kirpan, n'est pas un droit fondamental dans une société laïque et n'est pas considéré comme faisant partie de la pratique de la religion. AFFICHER son appartenance religieuse et PRATIQUER sa religion sont deux choses distinctes.
Le port de signes ou vêtements religieux est réservé aux représentants ou chefs religieux tels les prêtres, les rabbins, les imams ou les membres de congrégations religieuses.
Le "droit de prier en public" ne fait pas partie de la liberté de religion, il n'est pas un droit reconnu dans une société laïque. On prie chez soi, ou dans les lieux de culte. Une exception est cependant faite pour les grandes fêtes religieuses. (Voir plus bas, en B.)
LA PLACE DU RELIGIEUX DANS L'ESPACE PUBLIC LAÏC:

PRINCIPE: LA PRATIQUE DE LA RELIGION RELÈVE DU DOMAINE PRIVÉ ET NON PUBLIC
Les principales objections à ce principe de base d'une société laïque venant du sens qui est donné à "domaine privé", précisons ce que cela veut dire et ne pas dire.
A) Ce que cela veut dire
Que c'est dans les lieux de culte que se vit communautairement la foi religieuse. Une religion se pratique donc à l'intérieur de lieux particuliers que sont les églises, les synagogues, les mosquées et les temples, ou chez soi, si certains rites et pratiques l'exigent.
Que les choix spirituels et religieux, au niveau des croyances, relèvent de la liberté de conscience et que ces croyances peuvent être exprimées et discutées dans la sphère sociale et même politique, par exemple quand on participe à un débat d'importance pour l'avenir d'une société, ou par le biais d'émissions télévisées, de journaux et de revues spécialisées. (Voir l'article 2 de la charte canadienne: liberté de la presse et d'autres moyens de communication.)
Que la spiritualité est affaire d'attitude, de comportement à l'égard d'autrui, qu'elle se manifeste de cette façon et non par l'affichage de son appartenance religieuse. Dans la vie sociale (ou publique, si on veut), les croyances religieuses n'ont pas à se manifester, sinon par une attitude, un comportement moral de respect et de civilité, par la pratique de ces valeurs de base communes à toutes les religions que sont l'amour, le partage, la charité, etc.
Que dans une société laïque, l'identité ou appartenance religieuse d'un individu n'a pas à être connue et reconnue par un signe visible quelconque.
Que, par conséquent, toute personne a un devoir de réserve qui consiste à ne pas faire connaître, par un signe ou symbole quelconque, son identification à des croyances religieuses particulières ou à une religion. (NOTE: Je sais bien que cette idée ne figurera certainement pas dans les recommandations de la Commission B-T. Mais à tout le moins, on devrait y voir celle que toute personne exerçant une fonction dans les services publics a ce devoir de réserve.)
B) Ce que cela ne veut pas dire
La religion se pratiquant à l'intérieur de lieux particuliers ne signifie pas du tout qu'elle disparaît complètement de la sphère publique, comme certains l'ont exagérément prétendu. On ne se mettra pas à démolir les églises, les mosquées, les synagogues et les temples, ces édifices étant les lieux mêmes de la pratique religieuse.
Qu'on ne vienne pas non plus dire que la religion ne se vivrait alors plus qu'INDIVIDUELLEMENT, isolément, chacun pour soi et chez soi ou seulement en famille. "A l'intérieur d'un lieu de culte" s'entend comme dans la sphère du privé. Une COMMUNAUTÉ de croyants s'y réunit. La religion se vit donc toujours en communauté par le culte, mais non EN SOCIÉTÉ, où elle ne doit s'imposer d'aucune façon.
On ne peut prétendre, comme l'a fait Jérôme Fortin (Le Soleil, 29 janv 08), qu'interdire le port de signes religieux dans l'espace public, c'est "la liberté d'opinion sans la liberté d'expression", que "empêcher d’exprimer une opinion ou de la montrer, cela revient à empêcher d’avoir cette opinion." - Argumentation tordue: 1) il y a abus en disant que la religion, ou la foi religieuse, serait alors "complètement enfermée dans la sphère privée" tout simplement parce qu'on ne doit pas porter un signe visible, matériel, révélant cette appartenance religieuse. 2) Exprimer une opinion se fait verbalement ou par écrit. Cela n'a rien à voir avec son "affichage" par un signe quelconque, comme un tatouage en plein front! Ce monsieur confond AFFICHER son appartenance religieuse, et EXPRIMER ses croyances religieuses.
On ne peut encore moins prétendre, comme l'a fait notre grand avocat québécois Julius Gray (Journal de Montréal, 5 nov. 07), que cela consisterait à "légiférer un comportement identique ou des opinions identiques pour chacun". Il n'est pas question que tous et toutes aient la même religion, mais simplement que quiconque n'a pas à savoir, de visu, de quelle appartenance religieuse vous êtes.
Exclure ce droit d'afficher son appartenance religieuse de la liberté de religion ne fait pas disparaître celui de pratiquer sa religion. Il s'agit là de deux droits distincts, et un vêtement n'entre pas dans la catégorie d'une PRATIQUE religieuse, pas plus que le port d'un signe ou d'un symbole.
On peut encore moins déformer totalement la réalité d'une société laïque, comme l'a fait Lysiane Gagnon (La Presse, 2 oct. 07), en disant qu'exclure la religion de l'espace public, ce serait nous ramener au totalitarisme à la soviétique "où les religions étaient passées à la clandestinité". Pure mauvaise foi et vice intellectuel que de faire un tel lien, l'expression et la pratique des croyances religieuses, telles que définies ci-haut, étant tout à fait autorisées et reconnues.
Il y a abus lorsqu'on conclut, comme Touhami Rachid Raffa l'écrit dans son mémoire, que ça signifie "se débarrasser de sa foi". Comme J. Fortin ci-haut, il confond le droit de croire et de pratiquer, d'une part, et le droit d'afficher ces croyances par un signe visible quelconque d'autre part.
Il est faux de prétendre qu'il s'agit là d'un muselage de l'expression religieuse, qu'il s'agirait d' "un rejet de toute forme d’expression religieuse", pas plus qu'il ne s'agit de s’opposer à "une expression publique de la foi", comme l'écrit le CCIQ (Centre Culturel Islamique de Québec) dans son mémoire. André Pratte (La Presse, 30 oct 07) a rapporté que lors du forum musulman de 28 octobre, un participant aurait dit: "J'espère que la laïcité ne m'empêchera pas de pratiquer ma religion". - Aucune crainte à y avoir là-dessus!
Cela n'implique pas davantage d'effacer de tout lieu public des signes religieux peints ou sculptés sur des édifices, ou érigés à certains endroits (comme les calvaires au coin de certaines routes ou dans certains villages, ou des croix, dont celle du Mont-Royal. Il s'agit là d'un patrimoine historique culturel que tout pays, de quelque religion majoritaire soit-il, conserve à juste titre.
Ça ne veut pas dire de changer tout nom de ville, village ou rue commençant par "Saint-": Ces noms renvoient, comme ceux de personnes, à l’histoire de ce pays, comme la croix du Mont-Royal. (Bien que, graduellement... Saint-Timothée d'Hérouxville est bien devenu Hérouxville tout court, et St-Patrice de Tingwick, simplement Tingwick!)
Cela ne veut pas dire que les représentants de telle ou telle religion n'ont plus le droit de participer aux débats de société. Une Église a pleinement le droit d'exercer un rôle social dans la communauté et d'intervenir dans des questions d'ordre éthique. Les décisions prises ensuite le seront démocratiquement, à la majorité.
Cela ne veut pas dire que toute fête religieuse soit interdite sur la place publique. La fin du ramadan est marquée par l'Aïd el-Fitr, les Irlandais ont la Saint-Patrick (fête à la fois religieuse et nationale), les Chinois celle de leur Nouvel An, les Vietnamiens la fête du Têt, les Juifs leur Pâque et les catholiques leur Noël et leur propre Pâques. Quiconque, pratiquant, a le droit de fêter collectivement certains moments-clés du calendrier de sa religion.
Il n'est pas davantage question d'empêcher les décorations qui peuvent être reliées à ces fêtes. S'il y a un charme certain à la diversité culturelle, c'est bien dans ces fêtes, comme dans les restos! Et partager ces fêtes culturelles, même à connotation religieuse, est une excellente façon de rapprocher les diverses communautés d'une même société.
Les agents de pastorale, dans les hôpitaux, les centres d'hébergement et les prisons, peuvent continuer leur travail, si la demande le justifie.
C) Quelques changements nécessaires
Il faudra apporter quelques modifications aux deux chartes, québécoise et canadienne, pour les rendre plus conformes aux principes et aux valeurs laïques, et apporter quelques changements dont ceux-ci:
Enlever le crucifix au Salon bleu de l'Assemblée nationale et le placer ailleurs, puisqu'il entre en contradiction avec le principe même de la séparation entre l'Église et l'Etat. - D'ailleurs, Duplessis l'y a fait mettre pour démontrer le lien entre les deux! Il n'est donc véritablement pas à sa place dans le lieu même où s'exercent les débats et la prise de décision politiques. Par contre, en tant qu'objet culturel ayant son importance historique, sa place appropriée est dans une salle d'exposition (comme celle du musée de l'Assemblée nationale).
Supprimer la prière inaugurale des réunions des conseils municipaux.
Supprimer le préambule de la Charte canadienne sur la suprématie de Dieu.
Supprimer les serments sur un livre saint, lors des procès.
Tout cela dit, il nous reste à établir maintenant les principes sur lesquels se fonde ce sens de la liberté de religion dans une société laïque. Suite la semaine prochaine.


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