Des discussions de corridor entre le juge en chef de la Cour suprême du Canada et des représentants des gouvernements britannique et canadien en plein processus de rapatriement de la Constitution, en 1982 : le livre La bataille de Londres, de l’historien Frédéric Bastien, a relancé la controverse sur ce chapitre houleux de l’histoire canadienne, cette semaine. Le point sur cette affaire qui jette une lumière crue sur l’obsession du secret du gouvernement canadien.
Jamais à court de formules-chocs, le ministre Jean-François Lisée a résumé ainsi les révélations sur les liens entre le juge en chef de la Cour suprême et les gouvernements britannique et canadien, en 1982 : « Parfois, lorsqu’on apprend que quelqu’un qui a gagné une médaille d’or s’est dopé, on lui retire sa médaille ! »
Le gouvernement Marois n’allait pas se priver d’une si belle occasion de dénoncer le « dopage » du plus haut tribunal du pays. Après tout, l’historien Frédéric Bastien soutient que les libéraux de Pierre Elliott Trudeau se sont livrés à un « coup d’État » en rapatriant la Constitution, en 1982. Selon l’auteur, le juge en chef de l’époque, Bora Laskin (mort en 1984), a commis des indiscrétions impardonnables : il a parlé des délibérations du tribunal - sur le processus de rapatriement de la Constitution - à un ministre et à deux diplomates britanniques, ainsi qu’au greffier du Conseil privé, le plus haut fonctionnaire à Ottawa.
L’historien québécois cite des notes confidentielles du Foreign Office, obtenues à Londres grâce à la loi britannique sur l’accès à l’information, pour appuyer son enquête. Le problème, c’est qu’Ottawa a refusé de dévoiler ses propres archives sur le rapatriement.
Appel à la transparence
Moins d’une semaine après la publication du livre de Bastien, un mouvement prend forme au Québec pour demander au gouvernement Harper de faire la lumière sur cette affaire. L’ex-premier ministre Lucien Bouchard, l’ex-juge John Gomery et d’autres juristes veulent connaître « toute la vérité » sur ce chapitre mouvementé de l’histoire canadienne. Il faut ajouter à cette liste l’ancien ministre Benoît Pelletier, revenu à l’enseignement du droit à l’Université d’Ottawa depuis son départ du gouvernement Charest, en 2008.
« Je souhaite que la lumière soit faite [sur cette histoire], et qu’elle soit faite publiquement. Sans enquête publique sur la question, on ne connaîtra jamais l’ampleur de ce qui s’est passé. Peut-être subsistera-t-il un doute », a dit Benoît Pelletier en entrevue avec Le Devoir, cette semaine.
Le juriste a été surpris par l’ampleur des révélations contenues dans l’enquête - « sérieuse et poussée », dit-il - de Frédéric Bastien. Selon lui, la simple apparence de fissure dans le mur qui doit séparer les pouvoirs judiciaire et exécutif justifie la tenue d’une enquête publique. « Un ministre qui aurait parlé à un juge serait immédiatement congédié. L’inverse est aussi vrai », dit-il.
Benoît Pelletier ne croit pas si bien dire : son ancien patron Jean Charest, jeune ministre fédéral en 1990, avait été congédié sur-le-champ par Brian Mulroney, après avoir pris contact avec un juge qui enquêtait sur une histoire de sport amateur.
Mulroney avait pris sa décision de façon on ne peut plus transparente… et expéditive. On ne peut en dire autant du gouvernement Harper, qui a plaidé toute la semaine pour ne pas rouvrir cette « vieille chicane » avec le Québec, qui n’a jamais signé la Constitution de 1982. Il importe pourtant d’aller au-delà des questions partisanes pour défendre la crédibilité du plus haut tribunal du pays, fait valoir Patrick Taillon, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval.
« Arrangement entre copains »
L’enquête interne de la Cour suprême sur cette affaire, annoncée par un communiqué laconique en milieu de semaine, est loin de rassurer M. Taillon. Lui et Benoît Pelletier disent craindre que le Bureau du Conseil privé refile ses archives à la Cour suprême et que cette enquête se fasse dans le secret. Tout le contraire d’une justice ouverte et transparente, selon eux. « La Cour suprême qui enquête sur elle-même, à ma connaissance, c’est sans précédent. Ça ressemble à un arrangement entre copains », dit Patrick Taillon.
Pour le constitutionnaliste Henri Brun, il ne fait aucun doute que si on avait su à l’époque que le juge en chef Bora Laskin avait discuté avec les gouvernements britannique et canadien d’une cause pendante à la Cour suprême, le Conseil canadien de la magistrature aurait été saisi de l’affaire et aurait décrété une sanction. Que le juge ait parlé d’échéancier ou de la nature même des délibérations ne change rien. « C’est une règle stricte. Il y a le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir politique. L’indépendance, c’est un tout : on est indépendant ou on ne l’est pas », a indiqué au Devoir Henri Brun.
L’absence d’indépendance de la Cour suprême, si elle s’avère, importe non pas seulement pour le renvoi sur le rapatriement de la Constitution de 1981, mais surtout pour la décision de 1982 qui conclut à la non-existence du droit de veto du Québec. « C’est là qu’on doit se poser la question de l’indépendance de cette Cour. Quelle est la valeur juridique, en termes d’indépendance judiciaire, de cette décision de 1982 ? Elle a pu être rendue sous une certaine influence politique du gouvernement fédéral », a-t-il avancé.
Henri Brun a plaidé cette cause pour le gouvernement du Québec. « Je peux vous dire qu’à l’audition, c’était hautement pénible. C’était le silence absolu. La Cour a été muette, ce qui n’est pas du tout dans ses habitudes. Donc, il y avait eu une directive. Les neuf juges se rangeaient à la directive de qui ? Possiblement du juge en chef. »
C’est cette décision, établissant que l’accord du Québec n’était pas une condition essentielle à une refonte en profondeur de la Constitution canadienne, qui est cruciale. « Pourtant, le Québec était un des créateurs de la fédération [en 1867], le fruit d’un accord entre le Québec et l’Ontario, les deux autres provinces ayant suivi le train. »
« Des allégations »
Il faudra maintenant attendre le résultat de l’examen de la Cour suprême, un examen qui, aux yeux d’Henri Brun, aboutira « à des conclusions significatives ». Après cet examen, des procédures judiciaires pourraient être envisagées, estime le juriste. Même si on considère « chose jugée » l’objet de toute décision de la Cour suprême, il existe une possibilité d’une réaudition. « Cela s’est vu », a fait observer Henri Brun.
Pour le doyen du département de droit civil de l’Université d’Ottawa, Sébastien Grammond, rien dans le livre de Frédéric Bastien ne permet de crier au « coup d’État constitutionnel ». « Les documents soulèvent des préoccupations sérieuses, mais elles sont loin de justifier toute la trâlée d’accusations que M. Bastien fait dans son livre », a-t-il dit dans un entretien, mercredi.
Le professeur se demande si le juge Laskin a vraiment prononcé ce qu’on lui attribue. Une chose qu’il sera ardu de vérifier, relève-t-il, l’ancien juge en chef étant décédé depuis 1984. « Or, si on ne peut contre-vérifier les allégations auprès des acteurs, il sera difficile de tirer une conclusion définitive à partir de ces documents. »
Chose certaine, le reste du Canada s’est tenu bien tranquille devant cette controverse. La Constitution de 1982 est une « oeuvre sacrée » aux yeux de bien des Canadiens. Et en politique comme dans les sports, les monstres sacrés sont parfois intouchables - même dopés, dirait le ministre Lisée.
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La « ferveur » s’arrête aux sondages…
Si ferveur nationaliste il y a, on ne la voit certainement pas dans les sondages. « On se trouve dans un creux », indique Jean-Marc Léger, président de Léger Marketing. Dans son dernier sondage (publié dans Le Devoir du 30 mars, un millier de répondants), Léger accordait 33 % d’appuis au Oui, contre 57 % au Non. Une fois les indécis répartis, le Oui aurait obtenu environ 37 %. La question était claire : « Si un référendum sur la souveraineté du Québec avait lieu aujourd’hui, voteriez-vous pour ou contre la souveraineté ? » « Depuis 1980, la souveraineté est toujours autour de 40 %, note Jean-Marc Léger. Il y a eu trois montées, après Meech, au référendum de 1995 et lors du scandale des commandites. » Les appuis sont aujourd’hui un peu en deçà de la moyenne, mais ils sont aussi un peu plus vieux qu’avant, dit M. Léger. « Les jeunes sont moins souverainistes qu’avant. C’est un concept qui vieillit mal. Mais en même temps, si les jeunes reviennent au Oui, le mouvement pourrait passer au-dessus des 50 %. »
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