Un des fondateurs d’un fleuron de l’industrie minière accuse la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) de l’avoir laissé tomber malgré tous ses efforts pour empêcher la vente de l’entreprise aux étrangers.
« Il y avait un acteur québécois dans le décor prêt à y aller avec la Caisse, mais ils l’ont laissé tomber », déplore Luc Paquet, président durant 32 ans de la PME familiale Fordia fondée par son père en 1977.
Malgré son chiffre d’affaires de 80 millions $, son siège social en santé de Dollard-des-Ormeaux, son usine de Saint-Laurent, son bureau à Val-d’Or et le fait que 70 % de ses employés soient au Québec, la Caisse a refusé de l’acheter, regrette-t-il.
« La Caisse ne voulait pas 100 % [de l’entreprise]. Nous, on ne souhaitait pas vendre 30 % parce que ça aurait voulu dire de s’atteler pour un autre 10 ou 15 ans encore », dit l’homme dans la soixantaine, copropriétaire avec son frère du leader mondial d’outils diamantés.
Géant suédois
C’est à l’automne 2017 que Fordia approche la Caisse et le Fonds de solidarité FTQ, mais le mariage n’a jamais lieu. Le géant suédois Epiroc, valorisé à 15 milliards $ en bourse, l’achète un an plus tard. Une fin qui choque Luc Paquet.
Surtout que deux membres de ce qui allait devenir le « trio économique vedette » du gouvernement Legault l’ont rencontré à l’époque, sans succès.
« Quand il était à la Caisse, M. [Christian] Dubé est venu nous voir à plusieurs reprises. Le PDG du Fonds de solidarité FTQ, Gaétan Morin, aussi. J’ai également rencontré Pierre Fitzgibbon de Walter Capital. Mais ces gens-là ont reculé quand ils ont vu qu’il y avait quelqu’un de stratégique comme le géant suédois », relate le patron en se vidant le cœur.
Goût amer
M. Paquet n’en veut pas au fonds privé Walter Capital, mais il estime que le Fonds de solidarité FTQ et la Caisse, abreuvés d’argent public, auraient dû sortir leur portefeuille pour garder ce siège social au Québec.
Luc Paquet déplore aussi la façon de faire du vice-président de la Caisse, Stéphane Léveillé, lors de sa présentation de vente, qui lui a laissé un goût amer.
« Non seulement il n’est pas resté jusqu’à la fin, mais il était sur sa tablette et son téléphone », dit-il.
Mis au courant de l’affaire, la Caisse s’est refusée à tout commentaire. De son côté, le porte-parole du Fonds de solidarité FTQ, Patrick McQuilken, a laissé entendre que Fordia était trop cher, évoquant « la rentabilité des actionnaires ».
Joint par Le Journal, Mathieu St-Amand, attaché de presse du ministre de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon, a indiqué par écrit que « le gouvernement s’affaire actuellement à développer une stratégie pour favoriser le maintien de nos entreprises au Québec ».
Il a souligné « le travail de Fordia pour développer une expertise de pointe dans un secteur où la compétition est forte ».
Quant au cabinet du président du Conseil du trésor, Christian Dubé, il n’a pas donné suite à nos appels.
Rappelons qu’en novembre dernier, Le Journal a révélé que lui et Nadine Girault, deux ministres actuels, ont joué un rôle significatif dans la vente de RONA aux Américains.
► Fordia
Un risque plus élevé que jamais
Le Québec risque de voir d’autres fleurons comme Fordia passer aux mains d’intérêts étrangers parce qu’un propriétaire d’entreprise sur quatre envisage de prendre sa retraite d’ici cinq ans.
« On risque de perdre malheureusement encore quelques fleurons, mais il faut retenir de l’autre côté qu’on achète aussi de belles entreprises à l’étranger », analyse Vincent Lecorne, PDG du Centre de transfert d’entreprise du Québec (CTEQ).
M. Lecorne souligne que les entrepreneurs québécois achètent quatre fois plus de sociétés à l’étranger que l’inverse, mais il admet que la perte de nos fleurons frappe l’imaginaire.
« C’est sûr que ça fait toujours mal de voir de belles entreprises québécoises disparaître au profit d’intérêts étrangers », laisse-t-il tomber.
Vincent Lecorne cite l’étude de la Banque de développement du Canada (BDC), publiée en 2017, selon laquelle 37 % des entrepreneurs québécois envisagent de prendre leur retraite ces cinq prochaines années.
Il ajoute que le Québec est la province où le risque de voir des entreprises fermer leurs portes après le départ d’un dirigeant a le plus augmenté, selon le rapport québécois du Global Entrepreneurship Monitor 2017.
Responsabilité partagée
Selon lui, Québec est prêt à poser des actions concrètes avec Investissement Québec et la Caisse de dépôt et placement du Québec dans des secteurs stratégiques.
Mais pour le PDG du CTEQ, il s’agit avant tout d’une responsabilité partagée parce que les institutions ne peuvent pas tout faire à elles seules.
Les patrons de PME retardent trop souvent la réflexion de la vente de leur compagnie, une valse-hésitation qui les oblige ensuite à prendre des décisions trop rapides.
« C’est un exercice qui prend à peu près quatre ou cinq ans minimum », indique Vincent Lecorne. Selon lui, le principal problème des chefs d’entreprise est qu’ils font tout... sauf préparer leur départ.
« C’est tellement plus intéressant de développer ses marchés que de planifier sa retraite. Pour certains, c’est un deuil. On touche à des éléments beaucoup plus psychologiques », conclut-il.