Henri Lamontagne et Eugène d’Estimauville de Beaumouchel >
L’an dernier, des autonomistes albertains ont publié un document intitulé Free Alberta Strategy.
On y retrouve plusieurs propositions visant à renforcer les pouvoirs de leur province. Ces propositions ont été largement reprises par Danielle Smith et d’autres candidats à la succession de Jason Kenney.
Si le Québec dispose déjà de plusieurs institutions convoitées par ces autonomistes albertains, comme la Sûreté du Québec et le Régime des rentes du Québec, une de leurs revendications a piqué notre attention, car elle nous apparaît à la fois réaliste, rentable et applicable au Québec : le rapatriement de l’assurance-emploi (AE).
Une idée qui ne date pas d’hier
Depuis qu’Adélard Godbout a accepté de modifier la constitution pour permettre au fédéral de prendre en charge l’assistance aux chômeurs au début des années 1940 (1), plusieurs voix se sont élevées pour que le Québec récupère cette responsabilité.
Sans prétendre faire une liste exhaustive, on peut retrouver l’esquisse d’une telle proposition dans le programme électoral de Daniel Johnson de 1966. Elle fut ensuite étoffée dans le Livre beige de Claude Ryan (1980), puis sortie des boules à mites par Gérald Larose (2008), avant d’être officiellement défendue par la FTQ (2012) et finalement étudiée par une commission présidée par Gilles Duceppe l’année suivante.
Depuis, cette idée est un peu retombée dans l’oubli.
Pourtant, elle serait plus pertinente et plus avantageuse que jamais pour le Québec.
Les reproches qu’on a faits au fédéral
Il est de notoriété publique qu’Ottawa, surtout à l’époque de Jean Chrétien et Paul Martin, a abondamment pigé dans la caisse d’AE pour éponger ses déficits sur le dos des chômeurs. Une situation d’autant plus scandaleuse que cette caisse est financée à 100% par les salariés et les employeurs depuis 1990. Il est évident qu’un premier ministre aussi dépensier que Justin Trudeau pourrait décider d’imiter ses prédécesseurs libéraux, d’autant que la hausse des taux d’intérêt met les finances publiques sous pression.
Sous Harper, une réforme controversée de l’AE a été décidée sans que Québec soit consulté. Les travailleurs saisonniers de l’est du Québec, comme les pêcheurs, étaient particulièrement critiques puisqu’ils avaient l’impression que leur réalité particulière n’était pas prise en compte. Nous ne sommes bien sûr pas à l’abri d’une autre décision unilatérale qui viendrait désavantager nos travailleurs. Le one size fits all canadien est rarement bon pour le Québec.
Depuis des mois, les témoignages de chômeurs excédés par les délais d’attente pour recevoir leurs chèques d’AE se multiplient. Ces manquements s’inscrivent dans un contexte de dysfonctionnement généralisé à Service Canada, qui est devenu évident avec le foutoir bureaucratique des passeports. Rappelons au passage que le fiasco du système de paie Phénix n’est toujours pas réglé…
À cela s’ajoute les complications inhérentes à l’implication de deux paliers de gouvernement dans le même champ de compétence général, à savoir les prestations aux personnes dans le besoin :
[ L]a connexion se fait mal entre l’assurance-emploi fédérale, d’une part, et les programmes de développement de la main-d’œuvre dont est responsable Emploi Québec, de même qu’avec l’aide sociale une fois l’assurance-emploi épuisée. Passer du programme fédéral aux programmes provinciaux n’est pas simple, parce que cela implique deux niveaux différents de gouvernement.
Des bénéfices économiques qui sautent aux yeux
Si les inconvénients du système fédéral sont connus de longue date, la viabilité économique d’un régime d’assurance-emploi québécois a longtemps été remise en cause par les observateurs.
Afin de répondre à cette question, nous avons utilisé les données issues des « Rapports de contrôle et d’évaluation » de l’AE produit par le ministère fédéral de l’Emploi et du Développement social.
Nous avons utilisé les données disponibles pour la période 2006-2019. Les données antérieures à 2006 sont incomplètes et les données postérieures à 2019 sont actuellement indisponibles.
Nous nous sommes référés aux tableaux d’annexes « Ratios prestations-cotisations » qui donnent le montant (en millions de dollars courants) de l’ensemble des cotisations d’AE ainsi que l’ensemble des prestations d’AE. Nous nous sommes également fiés à la « Feuille de calcul de l’inflation » de la Banque du Canada afin de calculer les montants en dollars constants de 2022. Nous avons ainsi obtenu les tableaux 1 et 2 suivants ainsi que la figure 1 et 2 :
On remarque donc que les cotisations sont supérieures aux prestations depuis 2012. Lors des deux années suivant la crise financière de 2008, les prestations étaient supérieures aux cotisations. Avant cette période, les deux éléments étaient environ équivalents. Du fait de cette différence positive depuis le début de la dernière décennie, on peut dire que le Québec est présentement un contributeur net à l’AE canadienne. Cela signifie que les employeurs et employés du Québec envoient davantage de ressources financières au système fédéral d’AE que ce que les chômeurs québécois nécessitent.
Ainsi, une partie significative – près d’un milliard de dollars – des contributions des employeurs et employés québécois servent à financer les programmes d’aide aux chômeurs des autres provinces (2). En moyenne, les cotisations représentent 109% des prestations. Toutefois, si on se restreint uniquement aux données depuis 2012, on obtient une moyenne de 120%.
De même, nous utilisons les tableaux d’annexes « Taux de chômage » qui donnent les taux de chômage pour les différentes provinces ainsi que pour le Canada. Ainsi, nous obtenons le tableau 3 et la figure 3 :
On remarque que le taux de chômage québécois – pourtant supérieur à la moyenne canadienne pendant de nombreuses années – est passé sous celui du Canada à partir de l’exercice financier 2016-2017. De plus, on remarque que la différence entre les deux taux de chômage tend à se creuser avec le temps. Elle était de 0,1% en 2016-2017, 0,2% en 2017-2018, 0,5% en 2018-2019 et de 0,7% en 2019-2020. En nous basant sur les données récentes de l’Institut de la statistique du Québec, on peut dire que le taux de chômage québécois en juillet 2022 atteignait 4,1% contre 4,9% pour le taux canadien (différence de 0,8%) et que la moyenne de janvier à juillet était de 4,4% contre 5,3% (différence de 0,9%).
Ainsi, il semble y avoir des dynamiques structurelles qui auront pour effet un taux de chômage québécois inférieure à la moyenne canadienne dans les prochaines années, avec un écart probable d’environ un point de pourcentage. Ces raisons structurelles sont probablement liées à la pénurie de main-d’œuvre et au vieillissement de la population – des phénomènes fréquemment abordés dans l’actualité économique québécoise. On peut logiquement penser qu’il existe une relation entre le taux de chômage québécois et les dépenses de prestations d’AE. En observant les figures 1, 2 et 3, il appert qu’une telle relation graphique existe.
On a donc vu jusqu’à maintenant que les cotisations d’AE excédaient les prestations depuis 2012 au Québec. On a également vu que cet excédent était d’approximativement un milliard de dollars et qu’il représentait environ 20% des cotisations. On a ensuite vu la présence d’une dynamique structurelle amenant le taux de chômage québécois à descendre sous celui canadien depuis 2016. Ce dernier point nous permet de croire que l’excédent restera positif dans les prochaines années. Ainsi, on a présenté des éléments laissant croire que le Québec aura un excédent de peu ou prou 1 milliard de dollars dans sa cotisation au système fédéral d’AE.
Toutefois, il est important de démontrer ce que cela signifie concrètement pour le Québécois moyen. En se basant sur les données de 2019, on peut dire que les cotisations s’élevaient à 4 100,1 M$ (courants) répartis entre 2 316,6 M$ pour les employeurs et 1 819,6 M$ pour les employés (3) – soit 56% et 44%. En 2019 il y avait 4 478 760 travailleurs avec un revenu d’emploi au Québec. Ainsi, les cotisations représentaient environ 915$ par travailleur avec un revenu d’emploi ou environ 2% du total des revenus d’emplois. En utilisant nos ratios de 56% et 44%, on peut dire que les employeurs payaient en moyenne 512$ et les employés payaient en moyenne 402$.
En supposant toujours un excédent d’un milliard de dollars, on peut dire que les gains pour les employeurs et les employés seraient respectivement de 560 M$ et 440 M$ – dans le cas où le rapatriement permet d’obtenir une adéquation entre les cotisations et les prestations. Cela représenterait – en considérant le même nombre de travailleurs qu’en 2019 – environ 223$ par travailleur, dont environ 125$ pour l’employeur et 98$ pour l’employé (en dollars courants de 2019). Cela donnerait approximativement 139,69 $ et 109,52 $ en dollars de 2022.
En nous basant sur le « classement des 300 plus grandes entreprises du Québec 2022 » du journal Les Affaires, on peut brièvement estimer les économies pour les principaux employeurs du Québec : avec ses 59 660 travailleurs au Québec, l’entreprise Metro pourrait théoriquement épargner 8,3 M$ alors que ses employés pourraient économiser collectivement 6,5 M$. De même les montants théoriques de gains pour les employeurs seraient de 6,7 M$ pour le Mouvement Desjardins, 2,9 M$ pour Hydro-Québec, 1,9 M$ pour la Banque nationale du Canada, 1,4 M$ pour Alimentation couche-tard, 1,3 M$ pour Québecor, 1 M$ pour Bombardier et 1 M$ pour Rio Tinto (4).
Plus largement, les différents paliers de gouvernement et les sociétés d’État pourraient économiser environ 143 M$ par an en charges patronales.
En conclusion, on a présenté une analyse qui laisse croire que les Québécois envoient approximativement un milliard de dollars de plus en cotisation au système fédéral d’AE que ce qu’ils reçoivent en prestations. On a démontré qu’il existe une dynamique structurelle qui pousse notre taux de chômage à être inférieur à celui du reste du Canada. Le vieillissement de la population et la pénurie de main-d’œuvre étant probablement les principales causes.
Dans un tel contexte, les mises à pied seront probablement plus rares (5) et les nouveaux emplois créés au Québec seront probablement dans des secteurs à plus grande valeur ajoutée parce que la rareté de la main-d’œuvre aura tendance à faire augmenter les salaires (6). Ainsi, les prestations totales d’assurance-emploi devraient diminuer au cours des prochaines années, comme le laissent croire les tendances récentes.
Les Québécois n’ont pas à subventionner les chômeurs des autres provinces – surtout lorsque celles-ci décident d’augmenter considérablement leurs seuils d’immigration au moment où le gouvernement québécois vise à maintenir les niveaux actuels d’immigration.
Les sommes théoriquement économisées pourraient servir à réduire les cotisations payées par les employeurs et les employés ou bien à augmenter le niveau de prestations des chômeurs québécois. Dans tous les cas, le gain théorique serait significatif et pourrait s’inscrire dans la durée.
Enfin, il est nécessaire de noter que dans le cadre d’une étude réalisée en 2012 pour le compte du Conseil national des chômeurs et chômeuses (CNC), l’économiste Pierre Fortin chiffrait les gains d’efficacité liés à l’élimination des dédoublements administratifs à « quelque 200 millions de dollars annuellement » (7). Un tel montant serait d’environ 252 M$ en 2022 (en prenant en compte l’inflation) et viendrait s’ajouter au milliard déjà identifié préalablement. Ces économies totales de 1,25 milliard par an (ou 12,5 milliards sur une décennie) peuvent être pudiquement qualifiées de significatives (8).
La question constitutionnelle
On peut donc affirmer sans se tromper que le rapatriement de l’AE serait viable et souhaitable du point de vue des Québécois, tant pour promouvoir notre enrichissement collectif que pour évacuer l’État fédéral de nos vies et mettre fin à un certain nombre de tracasseries administratives.
Mais est-ce juridiquement faisable?
La réponse est oui, mais il faudrait bien sûr négocier avec Ottawa.
On peut se baser sur un arrêt de la Cour suprême datant de 2005 où la Cour a reconnu la prépondérance du fédéral en matière d’assurance-emploi et d’assurance parentale, ce qui signifie que le fédéral pourrait imposer un certain nombre de conditions « en contrepartie d’une réduction de taux de cotisation à l’assurance-emploi ». Mais elle a par le fait même confirmé la légalité du Régime québécois d’assurance parentale qui venait de voir le jour.
Les constitutionnalistes Henri Brun et Benoît Pelletier (9), qui ont étudié la question du rapatriement de l’AE, sont d’avis que le Québec peut prendre en charge cette responsabilité sans passer par une périlleuse ronde de négociations constitutionnelles :
M. Pelletier juge que la possibilité d’obtenir un amendement constitutionnel « n’est pas envisageable », et que Québec devra donc se rabattre sur la « signature d’une entente administrative par laquelle Ottawa déléguerait une partie de son pouvoir à Québec, avec des fonds ».
Les deux juristes reconnaissent que cette entente administrative n’aurait pas la robustesse d’un amendement constitutionnel, mais ils notent que ce modèle a tout de même fait ses preuves depuis quelques décennies :
[U]ne telle entente aurait des limites, reconnaissent les deux spécialistes. «Le pouvoir québécois de réglementer l’assurance-emploi se limiterait à ce que le Parlement fédéral déléguerait, écrit M. Brun. Il devrait aussi s’exercer conformément aux normes fédérales, qui, au-delà de l’entente administrative, demeureraient applicables au Québec.»
[…]
Mais le professeur Pelletier fait aussi remarquer que certaines ententes administratives ont bien fonctionné dans le passé. « La question de la main-d’oeuvre est un bon exemple de coopération où le fédéral a décidé d’évacuer une compétence qu’il occupait en partie », dit-il. Même chose pour l’entente sur l’immigration, « dont chaque renégociation se fait au profit de Québec », ajoute M. Pelletier.
Pour atteindre cet objectif, les partis représentés à l’Assemblée nationale doivent défendre cette cause, à l’unanimité si possible. Il y a un précédent : la question du rapport unique d’impôt, qui a, lui aussi, été défendu par l’ensemble des élus du parlement québécois. Le flambeau a par la suite été repris par le Bloc québécois, allié naturel du gouvernement québécois dans ce genre de dossier. À l’heure actuelle, trois des quatre grands partis fédéraux appuient cette demande de Québec. Malheureusement, il reste à convaincre les libéraux au pouvoir.
Le rapatriement de l’assurance-emploi, qui est à certains égards plus important que la déclaration unique (10), pourrait être une concession offerte par un gouvernement conservateur de nature plus décentralisateur que le PLC de Trudeau. Surtout dans un contexte minoritaire. Surtout si le Bloc québécois détient la balance du pouvoir.
Mais avant d’en arriver là, il faut que les militants nationalistes, la classe politique québécoise et des groupes de la société civile comme les syndicats (11), le patronat ou encore l’Institut économique de Montréal (12) prennent conscience de l’importance de ce dossier et de l’opportunité qui se présente à nous.
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- Le même premier ministre qui a cédé le port de Montréal aux fédéraux et a sacrifié l’autonomie fiscale du Québec. Celle-ci sera en partie restaurée par Duplessis au cours de la décennie suivante.
- Il est aussi possible que cet argent serve à d’autres fins qui ne bénéficient pas directement aux contribuables québécois.
- Pour une raison inexpliquée, le total des 2 éléments donne un montant supérieur de 36 millions au total de cotisations déclaré par le ministère.
- Ce qui est particulièrement important pour des multinationales œuvrant dans des secteurs hautement compétitifs comme Bombardier ou Rio Tinto. La compétitivité de notre économie et de nos travailleurs s’en trouverait améliorée, surtout par rapport au reste du Canada. En effet, alors que le Québec pourrait baisser les charges patronales, l’AE fédérale devrait normalement majorer les cotisations pour compenser la perte d’une province populeuse où le taux de chômage est inférieur à la moyenne canadienne.
- Au Japon, où la population est encore plus vieillissante que la nôtre, les récessions ne sont plus accompagnées d’une forte hausse du chômage.
- Les salaires suivent d’ailleurs l’inflation au Québec, ce qui n’est pas le cas dans le reste du Canada.
- Les économies d’échelle sont d’autant plus faciles à identifier que Québec gère déjà la formation de la main-d’œuvre depuis 1997. Nous gérons également le Régime québécois d’assurance parentale de même que le prélèvement des cotisations à l’assurance-emploi depuis 2006. Quant au versement de sommes à intervalles réguliers, les fonctionnaires provinciaux ont de l’expérience : RRQ, aide sociale, SAAQ, IVAC, etc.
- Pour donner un ordre de grandeur, un tel montant dépasse les budgets combinés des trois ministères suivants : « Immigration, Francisation et Intégration », « Tourisme » et « Relations internationales et Francophonie ».
- Ce dernier a par ailleurs été ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes sous Jean Charest.
- Les coûts annuels du dédoublement de la déclaration d’impôts atteindraient entre 583 et 655 millions en dollars de 2022.
- Des lobbies comme le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) auraient tout avantage à défendre cette réforme qui serait positive pour leurs membres.
- Si cela permet de réduire les charges patronales et les prélèvements à la source, un groupe prônant le laisser-faire comme l’IEDM devrait être intéressé.