La crise déclenchée par la décision intempestive et manifestement illégale du Conseil d’administration (CA) du Barreau du Québec, dans l’affaire de la bâtonnière élue Lu Chan Khuong, risque de paralyser cet ordre professionnel pour longtemps. La solution n’est certainement pas dans la création d’un comité ad hoc annoncée vendredi, mais plutôt dans de nouvelles élections…
On a rarement vu des cordonniers aussi mal chaussés. Et encore, l’image n’est pas assez forte. Le CA du Barreau, le 1er juillet, a demandé la démission de sa bâtonnière élue, puis l’a suspendue sans s’assurer d’avoir la compétence pour le faire. Une porte-parole du Barreau a candidement admis au site d’information Droit Inc., le 2 juillet, que le geste ne reposait sur aucune assise juridique, qu’il « n’existait pas comme tel un règlement, mais que le CA se référait au Code d’éthique et de déontologie ». Puis elle a ajouté : « Tout n’est pas écrit noir sur blanc, le code est un cadre réglementaire. » Arrêtons-nous un instant pour saisir l’énormité de la chose : le CA du Barreau, composé d’avocats, n’a pas cru bon de s’armer d’un avis juridique solide avant de suspendre celle qui venait de se faire élire par 63 % des membres. « Il n’est jamais opportun ni approprié de prendre une décision à chaud, sans recul, et cette résolution du CA s’en veut la démonstration éloquente », écrit avec raison Jean-François Bertrand, l’avocat de Mme Khuong, dans la mise en demeure étoffée qu’il a fait parvenir au CA du Barreau.
De plus, ces doctes légistes qui aiment tant à référer aux sacro-saints principes de justice naturelle… ont bafoué sans vergogne ces notions élémentaires : celle de la présomption d’innocence ; sans compter le fameux « audi alteram partem » (entend l’autre partie) ; et enfin : « Nul ne peut être juge dans sa propre cause. »
Certes, qu’une bâtonnière ait fait l’objet d’une plainte pour vol à l’étalage, comme l’a été en 2014 Lu Chan Khuong, n’est pas à prendre à la légère. L’affaire a de quoi surprendre. Mais la défense de Mme Khuong, fondée sur une distraction de bonne foi, est toutefois crédible. Sans compter que ce dossier a été formellement déjudiciarisé par le Directeur des poursuites criminelles et pénales selon les règles du Programme de traitement non judiciaire des infractions criminelles. Un processus qui, depuis deux décennies, permet à un citoyen, soupçonné d’avoir commis un crime jugé mineur, d’éviter le tribunal. Et encore : cette procédure n’implique aucun aveu de culpabilité. Le nom du suspect est conservé dans un registre confidentiel (ou du moins qui devrait l’être !) pendant cinq ans. S’il n’est accusé d’aucun crime, le nom disparaît. Selon le Barreau, Mme Khuong aurait eu un devoir de dévoiler une information… qui devait rester confidentielle. Il y a là contradiction. Sans compter que rien dans le processus de candidature à la présidence du Barreau ne contraignait Mme Khuong à dévoiler ce type d’information.
Les motivations du CA étaient-elles si pures ? Pour une partie de l’establishment du Barreau, il faut le savoir, Mme Khuong était une menace. Elle promettait de mettre fin aux dépenses somptuaires de l’organisme, notamment les salaires de ses dirigeants, de baisser les cotisations, lesquelles ont augmenté sans raisons précises dans les dernières années. Et selon les nouvelles règles de gouvernance adoptées en décembre 2014, Mme Khuong serait restée en poste deux ans et aurait pu réclamer un autre mandat. Au reste, il faut le noter, une bonne partie, voire une majorité, des 16 membres du CA, soutenait le candidat défait par Mme Khuong lors de l’élection de mai, Luc Deshaies. D’autres chuchotent que certains ont voulu faire payer à Mme Khuong la lutte féroce que son mari, Marc Bellemare, a menée contre Jean Charest et les collecteurs de fonds du PLQ.
Chose certaine, plongé dans cette tourmente, l’organisme voit sa réputation entachée. Les appuis publics à Mme Khuong se multiplient : celui de l’Association du Barreau canadien, Division du Québec, mais aussi ceux de juristes réputés, comme Julius Grey. Un sondage, dont la question peut sembler tendancieuse, suggère qu’une faible majorité de la population souhaite la démission de Mme Khuong.
L’organisme se trouve en partie paralysé, et sans tête. Si la mise en demeure de Mme Khuong se mue en procès, cette situation pourrait perdurer. La fonction centrale du Barreau, la protection du public, pourrait en pâtir. Que faire ? Le « comité ad hoc indépendant », mis sur pied en catastrophe par le CA du Barreau, a quelque chose de risible. Il n’a d’indépendant que le nom, puisque c’est le CA qui, en flagrant conflit d’intérêts, en a nommé les membres ! (Tous éminents, il ne s’agit pas ici de le remettre en doute.) De nouvelles élections sont nécessaires non seulement à la présidence, mais aussi au CA. Sinon, l’Office des professions devra intervenir afin de rétablir l’ordre dans ce panier de crabes.
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