Après treize ans de règne sans partage, le parti islamo-conservateur AKP du président turc Recep Tayyip Erdogan est contraint de partager le pouvoir. Les tractations ont commencé pour former une coalition. Mais la tâche s'annonce complexe.
Un véritable séisme politique a secoué la Turquie dimanche 7 juin au soir. Le Parti de la justice et du développement (AKP) a perdu la majorité absolue au Parlement, qu'il détenait depuis 13 ans. Selon les résultats désormais officiels, l'AKP est arrivé en tête du scrutin mais n'a recueilli que 40,8 % des suffrages, une dégringolade de près de 10 points par rapport aux élections de 2011 (49,9 %).
Un revers cuisant pour le parti islamo-conservateur, et surtout pour son emblématique président Recep Tayyip Erdogan, adulé par les uns, contesté par les autres, et qui nourissait l'ambition de modifier la Constitution pour renforcer les pouvoirs du président. Il s’était jeté bec et ongles dans la campagne.
"Certains de ses partisans lui ont reproché dimanche soir d’avoir justement été trop présent pendant la campagne", raconte Fatma Kizilboga, correspondante de France 24 en Turquie. Il a une fois de plus transformé ces législatives en plébiscite pour ou contre lui. "Il semble que les Turcs se soient prononcés contre un régime présidentiel avec un président Erdogan qui aurait tous les pouvoirs", explique-t-elle.
Former une coalition s’annonce très compliqué
L’AKP et son hyperprésident ne peuvent donc plus gouverner seuls. Commence maintenant la délicate phase des tractations en vue de former une coalition. Tractations qui pourraient durer plusieurs semaines, selon les experts. "Soit deux des quatre formations entrées au Parlement réussissent à s’entendre et il y aura un gouvernement de coalition, soit ce ne sera pas le cas et on se dirigera vers des législatives anticipées", explique Fatma Kizilboga. Si les tractations n’aboutissent pas d’ici 45 jours, le président peut en effet dissoudre le Parlement et organiser des législatives anticipées.
Au vu des déclarations, une coalition de l’AKP avec l’un des trois autres partis - le Parti démocratique du peuple (HDP, kurde), le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) et le Parti de l'action nationaliste (MHP, droite) - semble pour l'heure exclue. Et sur le papier, les trois partis d'opposition disposent d'une majorité nécessaire pour former une coalition sans la formation islamiste, qui repasserait dans l’opposition après 13 ans de pouvoir.
Mais le Premier ministre Ahmet Davutoglu a écarté cette hypothèse dès dimanche soir. "Cette élection a encore montré que l'AKP était la colonne vertébrale de ce pays", a-t-il lancé devant ses partisans, "nous avons encore de très beaux jours devant nous". Des déclarations qui montrent que "les islamistes n’ont pas encore dit leur dernier mot", estime Fatma Kizilboga. "Il y a encore beaucoup de réunions prévues dans les prochains jours pour décider de la stratégie à adopter".
Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine à l’Institut françaçs des relations internationales (IFRI), estime toutefois qu’il "n’est pas du tout évident pour l’AKP de rester au pouvoir après une telle claque électorale. Surtout quand tous les autres partis entrés au Parlement ont fait une campagne très anti-AKP". Selon la spécialiste, la question qui se pose est de savoir si "l’AKP, en position de faiblesse et s’étant mis à dos tout ses adversaires sera vraiment capable de mener des tractations intelligentes, à même d’apporter une solution de stabilité. Ce n’est pas du tout évident". Quant à l’éventualité de législatives anticipées, la spécialiste souligne que l’AKP n’est pas non plus assuré d’obtenir un meilleur score.
Nouveau paysage politique en Turquie
C’est donc une période d’incertitude qui s’est ouverte lundi en Turquie, au vu de la chute des marchés après les résultats. Le président Erdogan a, de son côté, appelé les partis à préserver la "stabilité" du pays. Une chose est sûre toutefois : ce scrutin ouvre une nouvelle page de l’histoire politique turque. Non seulement en raison du revers subit par l’AKP, mais aussi parce que son tombeur n’est autre que la formation pro-kurde, le HDP, qui fait ainsi, pour la première fois, son entrée au Parlement en tant que parti politique. Grand vainqueur du scrutin, le mouvement dirigé par Selahattin Demirtas, un "quadra" charismatique et ambitieux, a réuni 13,1 % des suffrages et raflé 80 sièges.
En réalité, la formation qui, au-delà des défenseurs de la cause kurde, rassemble aussi des militants écologistes, féministes, défenseurs des libertés, comptat déjà 29 députés, entrés au Parlement en tant qu'indépendants. Interrogé par France 24 juste avant le scrutin, Jean Marcou, spécilaiste de la Turquie et enseignant à Sciences Po Grenoble, observait que ce "face-à-face entre Erdogan et le HDP est très révélateur de l’évolution des Kurdes en Turquie", observe-t-il. "Au fil des années, ils se sont installés dans le système politique turc en allant au-delà de la question kurde."
"Le HDP a fait une campagne très professionnelle, centrée sur la défense des minorités et la justice sociale", observe pour sa part Dorothée Schmid. "Ils ont tiré vers le haut les autres partis. Ils avaient une conscience très claire de leur électorat et sont vraiment allés sur le terrain chercher les voix, chose que seul l’AKP faisait jusqu’à présent", poursuit-elle. Après cette victoire, reste à savoir si ce parti hétéroclite parviendra à trouver la cohérence nécessaire pour "ancrer un parti de gauche dans un paysage politique turc qui jusqu’à présent n’en avait pas".
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé