« Pourquoi diantre la GRC rendrait-elle subitement des comptes ? » La question a été posée la semaine dernière par un abonné du Devoir en marge d’un papier sur les inquiétudes formulées par le Commissaire à la vie privée du Canada. En gros, dans son rapport annuel présenté au Parlement, le gardien des libertés civiles au pays y dénonce l’opacité dans laquelle se jouent actuellement les collectes de données personnelles orchestrées sans mandat par le corps policier fédéral, au nom de la sécurité nationale.
Impossible de connaître la fréquence de ces collectes réalisées dans les serveurs informatiques des compagnies de télécommunications au pays, de savoir combien sont effectuées chaque année et encore moins leur motivation. Problème de système de gestion des dossiers, paraît-il. L’affaire se joue loin d’un contrôle judiciaire, loin d’un regard démocratique externe permettant d’éviter la dérive. Troublant.
Pourquoi rendre des comptes ? La question est bonne et elle mérite d’être posée un peu plus fort, particulièrement dans un présent troublé par une obsession sécuritaire, nourrie par un gouvernement conservateur qui aime attiser la paranoïa ambiante à des fins bassement politiques. Il y a cette exploitation trop facile de la peur qui place aujourd’hui le Canada, comme d’autres pays d’ailleurs, sur cette pente glissante sur laquelle la démocratie menace à terme de perdre l’équilibre. Aidée par ce vent populiste et nauséabond qui souffle de l’ouest.
Pourquoi rendre des comptes ? Parce que dans un État de droit, le droit à la vie privée est fondamental, rappelait la semaine dernière dans nos pages Michel Drapeau, professeur à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et fin observateur des dérives liberticides au pays. La recherche d’informations personnelles sur un individu, hors d’un cadre judiciaire et avec la complicité des Bell, Telus, Vidéotron et Rogers de ce monde, est déjà plus que discutable dans un Canada qui a fait de sa Charte des droits et libertés une fierté. La moindre des choses, le minimum acceptable dans ces circonstances, serait donc d’en connaître, non pas les détails, mais le nombre exact tout comme les raisons générales qui motivent cette suspension temporaire d’un droit, chez des citoyens soupçonnés de délits ou de menace.
Pourquoi rendre des comptes ? Parce qu’en numérisant nos relations sociales, en succombant à l’appel de la communication en format portable et iCloud, nous sommes entrés collectivement, doucement, sans trop nous en rendre compte, dans une époque où désormais la présomption d’innocence, un des piliers sur lesquels s’appuie pourtant la démocratie dans un État de droit, vit désormais des jours très sombres, comme l’a mis en lumière l’ex-analyste de la NSA Edward Snowden avec ses révélations sur la surveillance institutionnalisée des citoyens connectés.
Dans les univers numériques, les organismes de surveillance peuvent désormais « aller à la pêche » en scrutant l’intimité des citoyens avant même d’avoir fait la démonstration d’une quelconque culpabilité. Avec ses épanchements 2.0, en abusant de la vidéo, du texto et de l’égoportrait, l’humain est devenu coupable jusqu’à preuve du contraire. Et il ne faut pas forcément être un amateur de roman d’anticipation pour connaître la destination finale, fatale même d’un tel changement de paradigme. La présomption d’innocence étant une composante nécessaire, cruciale de la liberté de mouvement, de la liberté d’expression, de la liberté tout court. Une fondation, quoi, qui en s’effritant, menace du coup tout un édifice.
De passage à Montréal il y a quelques jours, Glen Greenwald, le journaliste américain par qui les révélations de Snowden sont passées, évoquait la place importante qu’a jouée le Canada dans la mise en place de ces réseaux de surveillance passifs, mais pas forcément inoffensifs. Il a également rappelé que, peu importe la couleur du gouvernement, bleu, rouge, radical ou répressif, ces réseaux n’ont jamais vacillé, pour une raison malheureusement trop simple : les élus, les représentants du peuple ne savent rien d’eux. Ce serait l’État dans l’État, sans possibilité pour les instances démocratiques de s’assurer que tout est fait dans les règles de l’art, dans le respect des droits et valeurs qui façonnent pourtant ces démocraties.
La peur, bien avant celles liées à une attaque ou à une invasion du mal sur le territoire, devrait certainement venir de là : de cette dérive sécuritaire, de cette paranoïa, de cette surveillance hors cadres démocratiques, qui est sur le point de porter atteinte, de manière irrémédiable au vivre-ensemble et aux libertés civiles et individuelles. Et c’est aussi pour cela, comme le demandait également Tim Berners-Lee, un des créateurs du Web, dans les pages du Monde la semaine dernière, qu’il faut exiger des comptes. De la GRC, des élus… Sans doute pour s’assurer de toujours, et encore longtemps, avoir la possibilité de le faire.
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