Scènes de la vie afghane

Proche-Orient : mensonges, désastre et cynisme



La semaine a été dure pour les soldats canadiens en Afghanistan. Huit morts; six dimanche, deux jeudi. Une bombe artisanale a explosé sous leur blindé. Il y aura sûrement d'autres morts et d'autres blessés. C'est la réalité de la guerre.
Chaque mort soulève les mêmes questions : qu'est-ce que le Canada fait en Afghanistan? L'OTAN gagnera-t-elle la guerre contre les talibans?
Vastes questions auxquelles je n'ai pas de réponse. L'Afghanistan est un pays complexe, vaste, sauvage, corrompu jusqu'à la moelle. Et beau, tellement beau! Les Afghans ont toujours combattu, avec succès, les armées étrangères. Pourquoi le Canada ferait-il exception?
Cet hiver, j'ai passé six semaines en Afghanistan. Au-delà de la guerre, il y a la vie de tous les jours. Je vous livre, en vrac, mes impressions de voyage.
Kaboul, 6 h 30. La ville se réveille tranquillement, les lueurs de l'aube se dissipent. Dans la rue, deux hommes nettoient à grands coups de balai. Ils soulèvent des nuages de poussière qui retombent mollement un pied plus loin. Vaine tentative pour nettoyer une ville ensevelie sous la crasse.
Deux femmes de RAWA, un mouvement révolutionnaire qui revendique l'égalité entre les hommes et les femmes, viennent me chercher à mon hôtel. On part à l'autre bout de Kaboul, dans un quartier pauvre, rencontrer une prostituée.
Une vieille auto nous attend, conduite par un homme. Les deux femmes de RAWÀ s'assoient à l'arrière en me faisant signe de les suivre. On est trois, tassées les unes sur les autres, pendant que le banc avant reste vide.
Ismaël a 12 ans. À l'aéroport d'Herat, il se jette sur les bagages des voyageurs avant qu'un autre le devance. Il les entasse dans une brouette rouillée et les transporte jusqu'à la porte d'embarquement. Manteau élimé, tuque enfoncée jusqu'aux yeux, bottes à talons usées. Dans un sac, il traîne une boîte de cirage et une brosse. Il examine les pieds des voyageurs d'un oeil expert.
Quand il déniche un client, il se met à genoux, applique une bonne couche de cirage sur le soulier et frotte vigoureusement. Concentré, il pince les lèvres. Il remarque mon regard, lève les yeux et sourit. Un sourire timide, mais franc. Dans une journée, Ismaël ramasse une centaine d'afghanis (2 $ US). Il a deux frères, et sa mère est veuve. Elle travaille dans une fabrique de tapis où elle gagne 1000 afghanis par mois (20 $ US).
«Lorsqu'une femme se marie, elle part vivre dans la famille de son époux avec sa belle-mère, son beau-père, ses beaux-frères et leurs épouses, raconte Rangina Hamidi, une femme de 30 ans qui a vécu une partie de sa vie aux États-Unis. Les femmes sortent très peu. La plupart du temps, elles restent entre elles, enfermées dans la maison, coincées avec les enfants.»
«Avec le temps, elles finissent par se détester, poursuit Rangina. Elles deviennent aigries, dépressives. Une banale chicane d'enfants devient un prétexte pour exploser. Les mères s'affrontent, sortent leurs rancoeurs, évacuent leurs frustrations. Les femmes peuvent passer des mois, voire des années sans se parler. C'est un insupportable huis clos.»
Bibi Aisha a 30 ans et six enfants. Elle en paraît le double. Vraiment. Personne ne me croit lorsque je donne mon âge, 52 ans. La vie difficile use, la vie facile conserve.
En 1996, je me promenais en voiture dans Kandahar, une ville que les talibans avaient conquise deux ans plus tôt et où ils avaient imposé un régime de fer. Ils patrouillaient les rues en groupe, assis à l'arrière d'une camionnette, kalachnikov au poing, turban noué sur la tête. Ils me terrorisaient.
Ils étaient jeunes, imprévisibles et colériques. Personne ne s'opposait à eux lorsqu'ils brutalisaient un homme parce que sa barbe n'était pas assez longue ou battaient une femme parce qu'elle se promenait seule. Les Afghans détournaient la tête et pressaient le pas.
J'étais donc avec mon chauffeur, un jeune de 20 ans qui m'avait fait rire en me montrant les cassettes de musique qu'il cachait dans son coffre à gants. Quand les talibans nous ont fait signe de garer la voiture, on s'est regardés, paniqués. Ils ont engueulé mon chauffeur. Je n'ai rien compris. Il m'a dit : «Les talibans nous arrêtent!»
Au poste de police, ils nous ont séparés, mon chauffeur dans une pièce, moi dans une autre. Un taliban m'a demandé si mon chauffeur parlait anglais. J'ai répondu non, puis oui, puis non. Pas convaincante, je le sais, mais je me demandais quelle était la bonne réponse.
Au bout d'une demi-heure, ils nous ont libérés. «Les talibans m'ont demandé si je parlais anglais, m'a raconté mon chauffeur. Évidemment, j'ai répondu non.»
Il m'a ensuite expliqué que j'avais commis trois infractions. J'étais assise à l'avant dans la voiture. Interdit. J'avais ri. Interdit. Et je me promenais avec un homme qui n'était ni mon mari ni mon frère. Interdit. C'était ça, les talibans.
Courriel Pour joindre notre chroniqueuse: michele.ouimet@lapresse.ca


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