La loi 101, à ses origines, constituait un édifice cohérent qui touchait tous les aspects de la vie en société : droits officiels, espace public, administration, système scolaire, monde de l’entreprise, travail et relations de travail. Le fil rouge de la Loi était de faire du Québec une société qui fonctionne en français, qui intègre ses immigrants dans la langue de la majorité, et cela, dans le respect des droits institutionnalisés de la minorité anglophone. Les tribunaux et certaines décisions intempestives venant des différents gouvernements ont enlevé quelques pierres à l’édifice. Une instance administrative de protection de la loi 101, laquelle avait développé une expertise précieuse, a même été rayée d’un coup de plume en 2002. Il s’agit de la Commission de protection de la langue française, désignée par les détracteurs de la Loi 101 comme la « police de la langue » - terme assez infamant utilisé exclusivement pour cet organisme et non pour tous les autres organismes publics qui défendent les citoyens.
Le gouvernement Marois a tenté, avec son projet de loi 14, d’adapter la loi 101 à la conjoncture actuelle, et cela avec d’infinies précautions. Les débats enclenchés par des porte-parole de la communauté anglophone ont jeté la confusion sur les objectifs gouvernementaux. Cette campagne de dénigrement a au moins eu le mérite de rappeler que des éléments importants de la communauté anglophone n’ont jamais accepté le principe et l’esprit de la loi 101 et se jettent dans toutes les portes qui laissent un peu d’ouverture pour demander qu’on la mette en pièces. Il a fallu à l’époque toute la détermination du ministre d’État, Camille Laurin, pour faire fi des menaces les plus sombres venant de certains milieux anglophones, du patronat et du Parti libéral du Québec (dont tous les députés ont voté contre la loi 101). Le Québec n’a pas fait faillite, les entreprises ne se sont pas exilées et les employeurs ne se sont pas évanouis sous des monceaux de paperasse.
Le français «utile», ou le français mort
La loi 101 fut adoptée en 1977. Cet ouvrage immense fut préparé dans l’urgence, mais avec la plus grande minutie. Pour le « père » de la loi 101, la priorité était le domaine du travail. La langue française devait être « utile », sous peine d’être folklorisée. Les syndicats québécois, et tout particulièrement la FTQ, ont poussé à la roue. La FTQ avait, pour des raisons de nature historique, davantage d’ancrages dans les moyennes et grandes entreprises privées à direction anglophone. Ses responsables syndicaux étaient forcés de négocier en anglais. La négation du droit de travailler en français ou celui d’avoir des contremaîtres connaissant la langue des subalternes fut l’objet de conflits de travail et d’accrochages qui mettaient les entreprises sous tension permanente.
Ce sont les syndicats, dans les années 1960, qui ont réclamé le droit de travailler en français, et la possibilité de participer au processus de francisation. M. Laurin les a entendus, a inscrit dans la loi 101 la mise sur pied de comités de francisation auxquels participaient d’office les syndicats, proclamés « chiens de garde » de la francisation, coresponsables de l’objectif de faire en sorte que la connaissance de la langue française soit indispensable pour qui veut gagner sa vie au Québec.
Loin d’être sourd aux revendications patronales, le gouvernement (péquiste) modifia la loi 101 pour instituer un régime moins contraignant pour les sièges sociaux et les centres de recherche situés au Québec.
La construction dans les années soixante et suivantes d’un État moderne a permis aux francophones et à leurs élites de prendre pied dans l’administration publique et de mettre sur pied des leviers économiques collectifs, mais ce phénomène, aussi important soit-il, n’avait guère pénétré le secteur privé de l’économie. La loi 101 a fortement contribué à augmenter la présence de francophones dans les entreprises privées. Des francophones sont graduellement apparus dans les organigrammes des entreprises et ont occupé des postes de direction. Les porte-parole actuels des employeurs ont à cet égard la mémoire courte.
S’adapter à la nouvelle structure d’affaires
Arrive le projet de loi 14, qui étend l’obligation de francisation aux entreprises de vingt-six à cinquante employés. Cela relève d’une simple logique socio-économique. Les entreprises sont maintenant plus petites, pour toutes sortes de raisons (technologie, impartition, flexibilité, recentrages productifs…). En ce sens, étendre les obligations des moyennes et grandes entreprises aux petites entreprises va en quelque sorte de soi, pour peu que l’objectif soit de protéger la francisation ou de franciser les milieux de travail.
De plus, les porte-parole des communautés immigrantes de pays francophones ne cessent de répéter que les immigrants francisés doivent impérativement parler anglais pour décrocher un emploi, ou cet emploi-là.
Mais pour quelle absurde raison les rédacteurs du projet de loi 14 ont-ils jeté aux orties les comités de francisation en faveur d’autres mécanismes de consultation et de participation de son personnel (article 42) ? Pour satisfaire les organismes patronaux ? Parce qu’ils ont eu « peur de faire peur » ? Si tel était l’objectif, c’est raté, car le chantage à l’exode des entreprises et des capitaux a repris.
Nous revoilà installés dans l’esprit (et le fantasme) de la loi 22, qui tablait sur la bonne foi des employeurs. C’est là renvoyer la défense et la promotion de la francisation à l’arbitraire patronal, dans un contexte où les syndicats ont perdu de leur rapport de force. Qui plus est, le projet de loi 14 introduit dans les interventions et litiges linguistiques la commission des normes du travail, des comités sectoriels de main-d’oeuvre, des associations corporatives… qui n’ont aucune expertise en la matière.
Les comités de francisation ont été et sont les acteurs majeurs de la francisation des grandes entreprises. Ils ont eu et ont toujours la vie difficile. Leur efficacité est due souvent à quelques travailleurs déterminés, qui en sont membres, avec l’appui de leur syndicat.
Lors de la commission parlementaire, non seulement le gouvernement doit maintenir les comités de francisation dans les grandes entreprises, mais aussi en étendre l’existence dans les entreprises comptant vingt-six employés au moins (il s’agit bien d’entreprises et non d’établissements) afin que la Loi serve de levier aux revendications syndicales.
Il importe également, comme d’aucuns et l’auteur de ces lignes l’ont réclamé, que la personne dirigeant l’Office québécois de la langue française soit nommée par l’Assemblée nationale après les consultations appropriées auprès des partis, comme le sont d’ailleurs plusieurs dirigeants d’organismes consacrés à l’intérêt public. La loi 101 est notre loi fondatrice comme peuple francophone québécois, mais aussi l’illustration de notre ouverture collective aux autres communautés linguistiques. C’est bien mal la traiter que de ne pas lui conférer un statut illustrant une volonté collective allant au-delà des partis politiques.
Abandonner la francisation des entreprises aux employeurs
Le gouvernement envoie des messages contradictoires. Personne ne contestera la pertinence du bilinguisme ou du multilinguisme sur une base individuelle. Mais, à l’heure où les espaces privé et public se bilinguisent, particulièrement dans la région montréalaise, il n’est aucune raison valable d’abandonner la francisation des entreprises aux employeurs, lesquels déjà pourfendent les avancées timides du projet de loi 14, au nom du droit à la liberté d’entreprendre et de gérer.
Les entreprises ne faisant pas affaire avec le public sont des espaces privés, où l’on ne pénètre pas à sa guise. Les seules personnes en mesure de défendre le français au travail sont celles qui y gagnent leur vie, qui assistent à la défrancisation bien souvent. La vie au travail, c’est aussi celle d’une affirmation linguistique collective, laquelle devra toujours être un objectif et faire l’objet de vigilance. Et cette vigilance doit être accrue dans la mesure où les francophones seront plus bilingues.
En effet, les compétences linguistiques accrues des salariés francophones peuvent favoriser un retour discret et insidieux de l’anglais comme langue de travail, de même que celui d’unilingues anglophones dans des postes clés. C’est pourquoi les organismes militant pour un Québec francophone doivent se remobiliser sur la question de la langue de travail, et c’est aussi pourquoi les syndicats doivent faire de même.
Revenir à l’esprit de la loi 101
Pour quelle absurde raison les rédacteurs du projet de loi 14 ont-ils jeté aux orties les comités de francisation?
Les apprentis-sorciers au pouvoir
Guy Rocher8 articles
Professeur au département de sociologie et chercheur au Centre de recherche en droit public de l'Université de Montréal
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