À quoi sert l'histoire? Si on répond qu'elle sert à bien connaître le passé pour mieux évaluer le présent et préparer l'avenir, on n'a pas tort, mais il faut savoir que le débat ne fait que commencer. De quel passé, en effet, parle-t-on? Qui le raconte et à partir de quelles sources? Comment le raconte-t-il? Au Canada et au Québec, ces questions, et les débats qui s'ensuivent, animent la communauté historienne depuis une centaine d'années.
Dans Historica et compagnie. L'enseignement de l'histoire au service de l'unité canadienne 1867-2007, l'historien Alexandre Lanoix revient sur cette question en analysant le séculaire projet d'un manuel d'histoire unique pour tout le Canada.
Sans intention polémique, il montre que cette entreprise, vouée à l'échec, repose sur une conception de l'histoire traditionnelle et rétrograde qu'il importe de refuser. «L'enseignement de l'histoire, écrit-il, ne devrait pas viser la formation de porteurs de drapeau, mais celle de citoyens éclairés. Ces citoyens auront, c'est inévitable, un attachement à leur peuple, leur nation (quelle qu'elle soit), mais ce devrait être un attachement réfléchi.»
Sur cette base, on comprendra que Lanoix n'a pas accueilli avec enthousiasme le récent [Parlons de souveraineté à l'école->archives/plan/2006-parlons.html], lancé par le Conseil de la souveraineté. Selon lui, en effet, un tel projet ne vaut guère mieux que ses équivalents profédéralistes qui ont émergé au Canada depuis cent ans et dont il fait l'histoire dans cet ouvrage.
Une histoire politique et traditionnelle
Chaque fois, explique-t-il, que l'unité canadienne fut menacée, et cela s'est produit à de multiples reprises depuis 1867, de petits groupes disposant de moyens considérables ont résolu de mettre l'histoire et son enseignement au service de la sauvegarde du pays. Ils ont opté, dans cette mission plus politique que pédagogique, pour une histoire «narrative et mémorielle, proche de ce que nous avons décrit comme l'histoire traditionnelle». Il s'agissait moins, précise Lanoix, de favoriser «la compréhension de l'histoire chez l'élève» que de «créer un sentiment d'attachement à la nation».
Ainsi, dès 1897 paraît un manuel signé W. H. P. Clement et intitulé The History of the Dominion of Canada, qui présente la Conquête «comme un événement fondateur du Canada» et qui insiste sur la collaboration «entre les Canadiens et les dirigeants britanniques» qui aurait marqué les années subséquentes. L'historien Arthur Maheux, en 1943, ira dans le même sens en souhaitant «que l'école soit mise au service de la bonne entente entre francophones et anglophones». Lionel Groulx, au nom de la vérité, accueillera cette proposition avec une volée de bois vert.
En 1944, le sénateur Athanase David relancera le débat en se prononçant en faveur d'un enseignement de l'histoire pancanadien à même de créer une «belle fraternité», sans volonté d'uniformisation. La mode, à l'époque, est à la «compréhension nationale» plutôt qu'à la rigide «unité nationale». L'idée d'un manuel unique, toutefois, continuera d'être rejetée, tant par les historiens québécois que par plusieurs de leurs collègues canadiens-anglais, qui en contestent la faisabilité et la pertinence. Publié en 1967-68, le manuel Canada. Unité et diversité, des historiens Cornell, Hamelin, Ouellet et Trudel, obtiendra une certaine reconnaissance, mais qui sera éphémère.
Une constante, au Canada et au Québec, s'impose tout au long de la période étudiée. Il s'agit du discours selon lequel l'enseignement de l'histoire est mauvais, «ennuyeux et terne», selon Bruchési, et ne parvient pas, ajoutent les nationalistes de part et d'autre, à susciter un solide sentiment national. Rien de nouveau sous le soleil, donc. Au Canada anglais, dans les années 1990, les historiens Bliss et Granatstein défendent ce point de vue et proposent une histoire vraiment nationale, politique et à saveur héroïque. Des organismes comme Canada's National History Society et Dominion Institute, financés par de riches entreprises privées, tenteront d'appliquer ce programme.
Pour Lanoix, les grands projets comme les Minutes du patrimoine, financées par la Fondation Historica, qui est elle-même financée par la Fondation Charles-Bronfman, et Le Canada, une histoire populaire, de la Société Radio-Canada, s'inscrivent dans la tradition d'une histoire à visée politique qui passe par un manuel unique. Le support, maintenant audiovisuel, a changé, mais l'objectif -- la formation d'une identité nationale canadienne grâce à l'enseignement de l'histoire -- reste le même et demeure toujours aussi critiquable. Dans un contexte où l'histoire à caractère nationaliste est abondamment diffusée dans la société par les musées, les films, la télévision et les romans, «un retour à l'enseignement traditionnel d'une histoire à caractère nationalo-patrimonial apparaît comme un recul définitif pour le projet de développer un esprit critique par l'enseignement de l'histoire».
Un débat complexe
Cette conclusion, qui peut sembler inattaquable, soulève néanmoins quelques questions. Un des défis du professeur d'histoire, en effet, est de susciter l'intérêt de ses élèves. Or un des moyens éprouvés d'atteindre ce but -- tout praticien de l'enseignement le sait -- est justement la mise en narration, souvent traditionnelle, des faits historiques (ou autres). Veiller à ce que cette mise en narration soit ouverte, et non dogmatique, est certainement nécessaire, mais rejeter cette approche au profit du développement d'une pensée historique centrée sur les méthodes n'est pas nécessairement souhaitable. Il faut, me semble-t-il, d'abord donner le goût de l'histoire aux élèves, avant de leur apprendre à analyser ses méthodes, et cela ne saurait se faire sans passer par un récit à teneur au moins partiellement identitaire.
Ce débat est très complexe. La récente controverse au sujet de la réforme du programme d'histoire nationale du secondaire au Québec le montre encore une fois. En 2006, le programme a été critiqué par plusieurs qui l'accusaient d'évacuer la référence nationale québécoise au profit de la seule référence démocratique et d'abandonner les connaissances au profit des compétences.
Dans un texte polémique publié dans la Revue d'histoire de l'Amérique française (printemps 2007) et intitulé «Le naufrage du projet de programme d'histoire "nationale"», Michèle Dagenais et Christian Laville accusent les détracteurs du nouveau programme (particulièrement Robert Comeau et Josiane Lavallée) de vouloir mobiliser les consciences en faveur du nationalisme et de prôner un retour à l'approche narrative à fondement identitaire, au détriment du développement des «savoir-faire nécessaires pour participer à la vie collective». Là où Lanoix, dont le livre est publié dans une collection dirigée par Comeau, critique une histoire fédéraliste, ils critiquent, au nom des mêmes principes, une histoire nationaliste québécoise. Quoique Lanoix semble avoir louvoyé dans ce dossier, puisque Dagenais et Laville le rangent dans le camp des opposants au nouveau programme, il faut conclure que l'histoire, pour ces trois intervenants, doit être citoyenne. On veut bien, mais un citoyen privé du récit de son identité et de sa nation peut-il encore avoir une histoire?
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louisco@sympatico.ca
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Historica & compagnie. L'enseignement de l'histoire au service de l'unité canadienne 1867-2007
Alexandre Lanoix, Lux, Montréal, 2007, 144 pages
Historica & compagnie. L'enseignement de l'histoire au service de l'unité canadienne 1867-2007
Quand la nation fait l'histoire
il faut conclure que l'histoire, pour ces trois intervenants, doit être citoyenne. On veut bien, mais un citoyen privé du récit de son identité et de sa nation peut-il encore avoir une histoire?
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