Essais québécois - La parution d'un livre de Jocelyn Létourneau est toujours un moment fort de la vie intellectuelle québécoise. Historien original dont les thèses brillantes sont très contestées, le penseur de l'Université Laval, avec les Gérard Bouchard, Jacques Beauchemin, Joseph-Yvon Thériault et Serge Cantin, anime depuis quelques années l'essentiel et passionnant débat sur la redéfinition de l'identité québécoise. Très particulier, son point de vue, qui évalue positivement l'ambivalence québécoise si souvent dénoncée, lui attire les foudres des indépendantistes qui y voient un éloge paralysant de la tergiversation.
Dans Le Québec, les Québécois, un court essai qui accompagne l'exposition permanente Le Temps des Québécois inaugurée au Musée de la civilisation de Québec mardi dernier, Létourneau nous livre «une narration générale ainsi que des éléments de réflexion sur le parcours historique de cette société». Il s'agit, en d'autres termes, d'une brève synthèse historique rédigée à partir de l'angle qui est le sien : «Plutôt que de préconiser une ligne interprétative où tout évolue vers le meilleur ou vers le pire, nous avons choisi de mettre au jour les processus entremêlés et ambivalents, dissonants et divergents, singuliers et universels par lesquels la société et la collectivité québécoises se sont formées puis élevées dans le temps, et ce, dans une espèce d'indétermination enviable qui fait que, hier comme aujourd'hui, l'avenir des Québécois a été et reste ouvert aux projets plurivoques de ses habitants.»
«Indétermination enviable» et «avenir ouvert» : tels sont les mots clés de cette narration historique qui emprunte à la sociologie de la compréhension -- une méthode qui pratique l'empathie à l'égard de son objet d'analyse -- et qui ne renie pas un certain optimisme lyrique. Pour Létourneau, par exemple, la «prudence politique» des Québécois relève de la lucidité, et «la ligne politique du risque calculé» qui traverse leur histoire «a procuré des lieux de passage vers l'avenir qui, de manière générale, se sont révélés ouverts et porteurs pour la majorité».
Des débuts incertains
À la Nouvelle-France idyllique longtemps chantée par certains historiens clérico-nationalistes, Létourneau oppose la réalité d'une société incertaine mal appuyée par la mère-patrie. Déjà, dans le dernier tiers du XVIIe siècle, cette société se reconnaît différente de la France métropolitaine, entre autres grâce à la part «d'autochtonité» qui s'intègre à la «canadianité naissante». Il faudra attendre la Conquête, toutefois, pour que ce sentiment identitaire, dans l'adversité, se consolide. Cette identité, précise Létourneau à l'appui de sa thèse, est déjà traversée par des éléments à la fois antinomiques et complémentaires : l'enracinement et la mobilité, la paroisse et la sauvagerie, la France et le Canada, la volonté de s'autonomiser et le refus d'être excentré.
La Conquête, cette grande «bifurcation», entraîne «des régressions pour les Canadiens», mais «elle leur ouvre aussi des avenues». Elle stimulera, par exemple, à la surprise des nouvelles élites coloniales, «la démarche d'affirmation des élites canadiennes», dont la loyauté à la Couronne britannique se révèle «pragmatique et opportuniste plutôt qu'exubérante et inconditionnelle». Les Canadiens développeront alors un «principe de cohabitation avec et contre l'autre» qui leur permet, en toute lucidité, d'éviter à la fois l'assimilation et l'isolement.
S'il faut en croire Létourneau, ce principe est au coeur de l'histoire du Québec depuis lors. Il engendre, évidemment, des tensions. Les Canadiens de l'époque résistent à certains éléments de la «britannicité», mais en incorporent d'autres. D'aucuns, Papineau par exemple, se posent «contre», alors que d'autres, Étienne Parent au premier chef, représentent le pôle du «avec» et plaident en faveur d'un réformisme tranquille. Pour Létourneau, en tout cas, il est clair que les événements de 1837-1838 sont traversés par cette tension et que les radicaux qui les animent ne représentent pas le point de vue de la majorité, plutôt réformiste. L'historien ajoute même que le fait national ne constitue pas le fin mot de cette histoire, une interprétation partielle, voire partiale, et fort contestable.
Survivance ou modernité ?
Siècle de l'émergence et de la montée de l'industrie et du salariat, la période qui va de 1850 à 1950 ne serait pas celle, au Québec, du «long hiver de survivance», mais celle de la modernité industrielle débridée. Ici encore, Létourneau, qui intègre des éléments d'histoire sociale à sa narration, insiste sur le fait qu'il n'existe pas d'unanimité politique ou idéologique dans la société québécoise de l'époque, dominée, toutefois, par une sorte de conservatisme libéral ou de libéralisme conservateur. Francophones et anglophones du Québec d'alors, ajoute-t-il, ont des relations faites d'oppositions, mais aussi d'émulation et de transferts. Sur le plan économique, les premiers sont dominés et les seconds, dominants, mais pauvreté et richesse, dans des proportions inégales s'entend, traversent les deux communautés. Pendant ce temps, ailleurs au pays, le projet d'un Canada unitaire se redéploie dans le cadre de 1867, mais Henri Bourassa, illustre fondateur du Devoir, veille au grain.
Résolument provocatrice, même si elle ne s'affiche pas telle, la narration de Létourneau se clôt, enfin, sur deux réinterprétations historiques fondamentales. D'abord, elle relativise radicalement l'influence de la période duplessiste, avant de faire de même avec l'aspect révolutionnaire de la Révolution tranquille qui, «plutôt qu'une révolution radicale», aurait été une «réorientation d'ampleur». Déboulonne-t-il, ce faisant et comme il le prétend, «ce mythe refondateur» ? Ses propres explications, me semble-t-il, lui donnent tort.
Personne, ou presque, ne conteste que cette révolution fut tranquille, mais plusieurs, dont je suis, refusent de nier son originalité et sa grandeur dans notre histoire. Pourquoi, d'ailleurs, le faudrait-il ? Létourneau reconnaît lui-même qu'elle a renversé l'infériorité économique des Québécois «au sein même de leur foyer», qu'elle a bouleversé le monde de l'éducation, qu'elle a donné naissance à des politique publiques massives d'intégration sociale et qu'elle a corrigé l'inégalité devant la maladie. Ce fut, oui, une refondation radicale qui peut encore nous inspirer.
Pour l'historien, l'humeur québécoise possède une particularité qu'il faut savoir assumer, «celle de s'épancher dans une fronde raisonnée et raisonnable enchâssée quelque part entre le confort et l'indifférence». Cela, dans notre démarche affirmationniste, nous aurait, jusqu'à présent, souri. Le Québec, écrit-il, est aux prises avec des défis territoriaux, sociaux et générationnels qu'il devra surmonter pour garder l'avenir ouvert. La question nationale ? Vive l'ambivalence, suggère-t-il encore une fois, négligeant ainsi le fait que ce qui, hier, a pu nous sourire dans un Canada lui-même ambivalent ne s'applique plus dans le Canada d'aujourd'hui, qui considère, au mieux, le Québec comme la mouche du coche.
L'ambivalence, quand elle est partagée, peut sans doute être une vertu politique. Elle peut même, parfois, et Jocelyn Létourneau en fait une fois de plus la preuve, être une vertu littéraire et inspirer de fort beaux livres. Elle devient paralysante, voire pitoyable, quand elle se transforme en refuge de la complaisance ou en baroud d'honneur du faible.
louiscornellier@parroinfo.net
Le Québec, les Québécois -- Un parcours historique
Jocelyn Létourneau
Fides, Montréal, 2004, 128 pages
Le Québec, les Québécois
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