Le premier ministre Philippe Couillard a admis hier que les problèmes juridiques de son collègue Hans Peter Black au conseil d’administration de la firme de biotechnologie Amorfix lui avaient bel et bien été signalés, mais qu’il n’avait pas cru bon de fouiller davantage la question après avoir été convaincu par la version du principal intéressé.
M. Couillard s’est défendu avec vigueur tôt hier matin d’avoir manqué de vigilance lorsqu’il était président du conseil d’administration d’Amorfix, une firme qui est au cœur d’une fraude boursière alléguée, comme le rapportait notre Bureau d’enquête.
«Les faits, a-t-il dit, c’est que la fraude n’a rien à voir avec moi ni avec Amorfix.» M. Couillard s’est dit «indigné» par le reportage qu’il associe à un «effort de démolition».
Le Journal de Montréal titrait en une que cette poursuite pour fraude aux États-Unis lui avait passé « sous le nez », lui qui siégeait à tous les comités de gestion et de vérification de l’entreprise.
M. Couillard a dit qu’il n’avait pas pensé fouiller le passé juridique de son co-administrateur Hans Black, car cela n’était pas pertinent « dans le contexte de l’époque ».
«Les événements qu’on sait aujourd’hui, a-t-il d’abord déclaré, on ne les savait pas en 2009. Rétrospectivement, c’est facile à dire qu’on aurait pu être plus vigilant.»
Toutefois, le premier ministre a changé sa version un peu plus tard en chambre.
La version change
Questionné à de multiples reprises par le chef péquiste par intérim Stéphane Bédard, M. Couillard a reconnu que le C.A. d’Amorfix avait bel et bien été alerté par un «reportage de Radio-Canada» (émission Enquête) sur les activités de M. Black.
«On a demandé à M. Black de nous expliquer la situation, a-t-il répondu. Il a protesté avec force de son innocence disant que c’était des allégations sans fondement et que la chose serait réglée. Et il n’y a pas eu de suite à ça.»
√ Hans Black a dit à notre Bureau d’enquête qu’il était celui qui avait recruté Philippe Couillard pour siéger au conseil d’administration d’Amorfix, où M. Couillard bénéficiait d’un salaire et d’un régime d’options d’achat d’actions. Par le biais de son porte-parole, M. Couillard a soutenu que « plusieurs personnes du C.A. d’alors » l’avaient sollicité pour ce poste.
√ Notre Bureau d’enquête révélait aussi que l’homme d’affaires Hans Black est poursuivi pour fraude par le New Hampshire Bureau of Securities Regulation. Les autorités accusent M. Black d’avoir reçu près de 40 000 $ de la société Amorfix tout en vendant des actions d'Amorfix à des petits épargnants, se plaçant en situation de conflit d'intérêts. Lorsque la valeur des actions a chuté dramatiquement, ceux-ci ont perdu des milliers de dollars.
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Ce qu’il pouvait facilement savoir sur Black
Hugo Joncas / Bureau d’enquête
Le premier ministre Philippe Couillard jure qu’il n’avait «ni indice ni raison de penser» que Hans Peter Black avait commis des irrégularités avant de siéger avec lui au conseil d’administration d’Amorfix. Une simple recherche dans Google et au Palais de justice lui aurait pourtant permis d’apprendre beaucoup de choses sur son collègue.
√ Novembre 2004 : poursuite, Cour supérieure. Une investisseuse allemande, Dorothea Lang, poursuit Intercoinvest, une société détenue par la mère de Hans Black. Elle lui reproche d’avoir détourné 2 M$ des fonds qu’elle lui a confiés. En 2007, Intercoinvest accepte de rembourser.
√ Février 2006 : poursuite, Cour supérieure. La succession d’un investisseur allemand, Reinhard Waibel, reproche à Hans Black et sa mère d’avoir détourné 7,3 M$ de ses fonds dans les coffres d’Intercoinvest. En 2012, l’homme d’affaires accepte de rembourser la somme, mais manque des paiements à l’automne 2013 et en juillet 2014.
√ Mars 2008 : procédure de l’AMF. L’Autorité des marchés financiers (AMF) intente une procédure contre Interinvest Canada, une société d’investissement de Hans Black. Elle lui reproche de ne pas avoir maintenu le fonds de roulement minimal de 35 000 $ et ne pas lui avoir déclaré ce manquement.
√ Juillet 2008 : poursuite, Cour supérieure. Un Suisse, Rolf Herzog, intente une poursuite de 2,2 M$ US contre Interinvest pour malversation et investissements illégaux. Il tente de récupérer son argent, détourné dans une compagnie californienne, Wi2Wi, dont Hans Black préside le conseil d’administration. Les fonds ont transité par une filiale d’Interinvest aux Bermudes, après être passés par Gibraltar, un autre paradis fiscal.
√ Juillet 2008 : article de La Presse. Le quotidien fait état de la poursuite de Rolf Herzog.
√ Septembre 2008 : amende de l’AMF. L’AMF impose une amende de 26 000 $ à Hans Black pour avoir omis de déclarer trois poursuites contre lui.
√ Juin 2009 : jugement aux Bermudes. Un tribunal de ce paradis fiscal donne raison à une citoyenne kenyane, Regula Dobie, qui reproche à Hans Black d’avoir détourné ses 6 M$, toujours dans l’entreprise Wi2Wi. Hans Black porte le jugement en appel.
√ Novembre 2009: article de la Gazette.Le quotidien rapporte qu’une enquête criminelle est recommandée sur Hans Black aux Bermudes.
√ Novembre 2009 : amende de l’AMF. L’AMF impose une amende de 41 000 $ à Hans Black pour ne pas avoir maintenu un fonds de roulement minimal de 35 000 $ et ne pas lui avoir déclaré ce manquement.
√ Novembre 2009 : reportage d’Enquête à Radio-Canada. Un segment de l’émission Enquête à Radio-Canada traite des différentes fraudes reprochées à Hans Black, dont l’enquête criminelle pour fraude aux Bermudes, qui n’a cependant pas mené à des accusations. M. Couillard a admis hier avoir été informé du contenu de ce reportage.
√ Mai 2010 : poursuite, Cour supérieure. Ramzi Mahmoud Al-Harayeri, actionnaire de Wi2Wi, intente un recours en dommages de 4 M$ contre Hans Black. Il lui reproche de l’avoir empêché de liquider des actions et des options de la compagnie.
√ Août 2010 : article de La Presse. Le quotidien fait état des efforts de Regula Dobie pour saisir une forêt appartenant à Hans Black, après l’échec de son appel aux Bermudes.
√ Juillet 2011 : l’AMF révoque le permis. Interinvest ne peut plus vendre de produits financiers au Québec.
√ Août 2012 : amende de l’AMF. Une amende de 35 000 $ est imposée à Interinvest pour avoir refusé de lui transmettre ses états financiers de l’année se terminant le 30 juin 2010
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Trois raisons pour lesquelles Amorfix est bien au cœur de la fraude alléguée
Jean-François Cloutier et Félix Séguin / Bureau d’enquête
Le premier ministre du Québec a déclaré hier que la société Amorfix qu’il dirigeait en tant que président du conseil d’administration n’était pas « au coeur de la fraude alléguée » au New Hampshire. M. Couillard ignorait peut-être les informations suivantes découvertes par notre Bureau d’enquête:
1. PAIEMENTS NON DIVULGUÉS D’AMORFIX À HANS BLACK
Dans une déclaration sous serment reliée à l’enquête au New Hampshire, Hans Black a admis, le 12 septembre 2014, avoir reçu entre 30 000 $ à 40 000 $ US en fonds d’Amorfix qui ont été versés dans une compagnie qu’il contrôle, Zurmont Research. Ces paiements, qui n’ont jamais été dévoilés publiquement, s’ajoutent à sa rémunération en options d’achats d’Amorfix.
Dans la poursuite américaine, « les investisseurs maintiennent que s’ils avaient été au courant de ces paiements, ils n’auraient pas investi dans la compagnie. » M. Couillard siégeait aussi sur les comités d’audit, de gouvernance et de rémunération d’Amorfix.
2. UTILISATION DU COMPTE DE DÉPENSES De HANS BLACK CHEZ AMORFIX POUR DES DÉPENSES PERSONNELLES
Dans un dossier de cour au Québec, une plaignante explique avec détails comment Hans Black a été en mesure de faire passer « la majorité de ses dépenses (personnelles) dans des entreprises variées, autant publiques que privées, qu’il possède directement ou sur lesquelles il exerce un contrôle significatif ». Or, Amorfix est une des compagnies citées.
D’ailleurs, les dépenses remboursées à M. Black par Amorfix excédaient sa rémunération déclarée publiquement comme administrateur, ce qui n’a pas de sens selon les Américains qui le poursuivent. Ceux-ci considèrent que ces remboursements de dépenses étaient ni plus ni moins qu’une rémunération déguisée.
3. HANS BLACK AURAIT EXERCÉ UN «CONTRÔLE SIGNIFICATIF » SUR LA COMPAGNIE AMORFIX
Philippe Couillard a fait une distinction nette hier entre Amorfix et Interinvest, la compagnie poursuivie par des épargnants du New Hampshire. Toutefois, cette dernière était un actionnaire de contrôle d’Amorfix au moment où M. Couillard y présidait le C.A.
Selon des documents réglementaires, Interinvest détenait (au 30 avril 2011) 6 345 969 actions d’Amorfix (12,54% du capital). À ce niveau, un actionnaire est tenu de dévoiler aux autorités réglementaires sa participation dans une compagnie. L’actionnaire qui a plus de 10% des actions est réputé avoir des liens avec la compagnie. Selon un dossier de cour, Hans Black « détient des intérêts substantiels » et « exerce un contrôle significatif » sur la compagnie Amorfix, d’où il tire des « bénéfices substantiels et de la considération ».
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Ce qu’ils ont dit
- Le caquiste François Bonnardel a dénoncé les «amitiés plus que douteuses» du premier ministre lors de sa pause politique de 2008 à 2012. Il fait un lien entre M. Black et Arthur Porter, lui aussi accusé de fraude. «Je pense qu’il voulait faire de l’argent et il a accepté tout ce qu’on lui mettait sous le nez. Ce que ça démontre, c’est qu’il a manqué de jugement.», a lancé M. Bonnardel.
- Manon Massé a déclaré qu’«une simple recherche internet aurait permis à M. Couillard de savoir que M. Black était déjà poursuivi, qu’il était déjà en défaut de paiement. En fait, on se demande: ‘’coudonc, il fait-tu ça pour ses intérêts personnels ou il est au service du peuple’’.»
- Le chef de l’opposition Stéphane Bédard a dit qu’il y avait, dès 2009, de «sérieux doutes» sur la probité de l’homme d’affaires Black. Il a laissé entendre que M. Couillard et les autres membres du conseil d’administration n’ont pas agi pour protéger la valeur des actions d’Amorfix puisque M. Black était le principal bailleur de fonds.
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