« Ils avaient un pays qu’ils savaient nommer »
Pierre Perrault
Les personnes intéressées par le sauvetage d’une culture menacée paraissent trop souvent tenir un discours dépassé et fort critique envers la modernité. Elles semblent craindre le progrès, refuser le présent, tout en célébrant le passé. Par ses origines historiques, son étendue géographique et sa culture française, le Québec appartient peut-être à ces terres vulnérables aux changements rapides et sujet à la remise en question, c’est-à-dire la quête identitaire. Pour comprendre cette vérité, il convient de regarder du côté des régions. Si la culture repose sur une tradition forte et une adaptation au présent, il importe de donner la parole à ceux qui vivent de près les enjeux du passage à la modernité. Au Québec, l’Île-aux-Coudres apparaît comme un lieu précieux, un témoin unique et privilégié de notre histoire.
Obsédés par le futur et complices de sa confiscation par les compagnies, nous oublions que les francophones du Québec, des êtres de mémoire, sont pour la plupart de dignes descendants de voyageurs Français. Ils aiment la fête en général et se reconnaissent dans la nature. Ils sont capables, s’ils le veulent, de relever les plus grands défis et savent ce que signifie vivre dans une culture menacée. Conscients des difficultés passées et des menaces à venir, ils sont résolus à affronter leur destin même si celui-ci exigera beaucoup de leurs enfants. Ce texte, le dernier d’une série de sept consacrés aux cinéastes québécois, voudrait rendre hommage à Pierre Perrault, celui qui a été un homme de radio, un dramaturge, un cinéaste de la parole vécue et un grand poète. Ce texte portera sur l’un de nos meilleurs films, à savoir Pour la suite du monde (1963), le premier long métrage de l’ONF, un film reconnu à l’étranger, une œuvre unique dans la cinématographie mondiale.
Sur l’arrivée de Cartier et l’importance de se rappeler ses origines
Pour la suite du monde s’ouvre sur les images du fleuve Saint-Laurent, le majestueux. Aidé de Michel Brault et de Marcel Carrière, Perrault, qui est tombé en amour avec la région de Charlevoix à la fin des années 1950, entend faire un film sur une tradition de pêche abandonnée depuis 1924 - la pêche au marsouin (béluga). Les premières images sont celles du fleuve parce que ce fleuve est, selon Perrault, notre mémoire et le lieu même de nos origines. On sait que Jacques Cartier en effet avait nommé l’île en raison de ses coudriers, des arbres à noisettes. Pour nous, l’île est un peu le point de départ et d’arrivée d’une culture et d’un monde, comme en témoignent d’ailleurs les belles et riches réflexions sur les cycles lunaires et la mythologie de la pêche qui s’expriment par la parole des habitants de l’île en voie de reprendre l’aventure de la pêche à marsouins.
Ces hommes vivent en communauté et se respectent mutuellement. Ils savent ce que signifie vivre sur une île (un espace géographiquement préservé et précieux) et sont sensibles au fait que l’âge implique la mémoire et que celle-ci, toujours collective, est affaire de transmission. S’ils aiment se rappeler un passé glorieux, on le réalise par les débats passionnants qui ponctuent le film, ils reconnaissent en même temps que les origines de leurs pratiques demeurent sujettes à interprétation. Ils accordent une importance décisive aux récits des parents et font la promotion de la confiance en soi, telles sont déjà des marques de leur culture forte.
Des insulaires qui savent fêter et transmettre leur tradition
À l’Île-aux-Coudres, les habitants vivent dans une tradition de chants et de musiques. Ils savent fêter et transmettre leurs coutumes ; ils valorisent un équilibre sain dans le mode de vie - un temps entre le travail et la fête, la religion et l’autonomie, la tradition et le rêve. Pour eux, la sagesse vient d’abord du passé et la manière de vivre reste la vie en communauté à l’intérieur de laquelle tous doivent s’insérer. Les images de la fête de la mi-carême, lorsque l’on voit les enfants imiter les adultes, illustrent toute la force et la beauté d’une tradition riche.
Les hommes trouvent un sens en vivant dans la nature
Sans surprise, Perreault tournent la vie de ces insulaires attentifs à la nature et s’il tend le micro à des hommes, des femmes et des enfants, c’est pour qu’ils partagent un vécu commun, c’est-à-dire le passage du temps à l’Île-aux-Coudres, un coin de pays où la culture est surtout maritime, non sans être en même temps agricole. L’apprentissage de la vie doit se faire dans la nature, sur les terres et sur la mer, car le sens du travail vient de la nature elle-même. On vit des produits de la nature et l’oublier, c’est se condamner à la disparition. La nature ne doit donc pas être vaincue, mais représente une force avec laquelle il faut composer. Le travail bien fait, toujours accompli par des femmes et des hommes, assurent le lendemain.
Ainsi, quand viendra le temps de relancer la pêche aux marsouins, les anciens rappelleront que la nature a gardé des traces de cette fabuleuse pêche. « Tendre la pêche », comme ils disent, consistera d’abord à partir à la recherche des harts (ou chicots) qui se trouvent dans le sol et qui peuvent être repérés à marée basse. Cette pêche tendue avec des harts plantées dans l’eau selon un tracé persévé a quelque chose qui déjoue notre manière habituelle de concevoir cette activité. Le cinéaste se rend ici complice du défi de relancer une pêche au marsouin afin de la tirer des souvenirs et en montrer la beauté autant que la faisabilité. On comprend la volonté des insulaires de relever un challenge à leur hauteur : il faut transmettre quelque chose et montrer de quoi nous sommes capables, ici, à l’Île. Et pour y arriver, il faudra reprendre un art qui repose sur le respect de la nature, c’est-à-dire ses cycles que sont ses marées, ses saisons, ses changements de climat, etc.
Savoir relever un défi « pour la suite du monde »
Quand Perrault se penche avec un micro sur la vie de ces habitants, les « héros » de la pêche seront dès lors ces insulaires eux-mêmes dans ce qu’ils ont de plus naturel. Ils se lancent dans une pêche qui, activité saisonnière à l’île depuis des lunes, a fait la fierté de leurs ancêtres. On tournera la vie de village et on pourra se demander pourquoi les habitants se risquent-ils dans pareille entreprise, alors qu’ils seront filmés ? La réponse la plus simple est la meilleure : ils pêcheront le marsouin parce qu’ils sont eux-mêmes des marsouins et ce depuis toujours, car c’est ainsi qu’ils se conçoivent et se comprennent. Ainsi, si on s’entend pour partager les profits, presque tous d’ailleurs « prennent une part dans la pêche », les hommes releveront eux-mêmes - la caméra est témoin et non instigatrice - un défi qu’ils se sont lancés « pour la suite du monde ».
On voit alors des hommes se regrouper et accepter, ensemble, de relever un défi. Pour cela, rappelle un ancien (Alexis Tremblay), il faut une organisation sans faiblesse. Si l’on discute des moyens, il faudra tenir compte des inconvénients et des limites humaines. Pour gagner le pari, il importera d’avoir un comportement sans faille, d’être en harmonie avec les cycles, d’être chanceux peut-être, tout en sachant allier le courage à la force et la force à l’expérience, tout se passant exactement comme si les activités font grandir les hommes. L’activité, par son engagement, donne un sens à la vie. Quand l’homme se mesure à lui-même, il se donne une raison de vivre.
La caméra de Michel Brault entre dans l’aventure et se fond avec le décor et le travail des hommes. Elle oblige à vivre plutôt qu’à raconter. Par la caméra, on commence à voir que cette pêche, celle « qui donne le plus de passion à l’homme » selon Alexis, est non seulement possible mais qu’elle appartient à l’identité de soi-même. Elle exige le travail des hommes. Ceux-ci sont obligés de refaire le tracé des pêches passées, de retrouver les chicots, de planter les « harts » à petite distance dans le sable des battures afin de retenir le marsouin qui s’aventurera vers l’île. Si on ne parvient pas à savoir avec précision l’origine de ce type de pêche, est-elle une invention autochtone ou européenne ?, tous s’entendent pour dire que c’est quelque chose de beau. Voilà ce que devra illustrer une caméra vivante.
« L’ambition de voir quelque chose de beau »
On le voit sans peine : il convient de tourner une manière de vivre d’abord et un art ensuite, les habitants de l’île d’abord, l’art de pêcher ensuite. Mais si cela se déroule en 1962, il ne sera pas étonnant de voir les habitants respecter autant la religion, l’institution humaine qui scande le temps au moyen des fêtes, comme la mi-carême et la Pâques. Ce n’est donc pas un hasard si la caméra, qui cherche à unifier cette expérience unique de la pêche, entre dans l’église, suit les marcheurs de la Mi-carême et la cueillette de l’eau de Pâques, car ces activités appartiennent à une manière plus large de vivre.
La solidarité est essentielle à la réussite d’un grand projet. Non seulement faut-il écouter les autres, les encourager, mais il convient en même temps de former la jeunesse. Par la reprise de cette pêche, les jeunes auront ainsi la chance de voir ce que les anciens savaient faire. Pour ces derniers, le travail devient un jeu, bien qu’il soit avant tout une tâche pour laquelle le temps des montres perd parfois sa signification. Nous l’avons oublié aujourd’hui, contrairement aux habitants de l’île qui savent travailler avec leurs mains, mais il faut souffrir ensemble pour construire quelque chose de beau. Le travail bien fait vise d’une certaine manière l’éternité et seuls les hommes passionnés et patients parviennent au bout de leur mission. Sans travail méthodique ni effort collectif, point de marsouins, voilà peut-être l’une des premières leçons de ce grand film.
Le fleuve Saint-Laurent : entre tradition, modernité et avenir
Ce film, bien que tourné en 1961-62 et sorti en 1963, peut nous apprendre encore beaucoup sur nous-mêmes aujourd’hui, notamment lorsqu’il nous interroge sur notre présent et notre avenir : la pêche au marsouin, qui appartenait au passé, nous renvoie une image de nous-mêmes qui sommes sur la ligne de crête entre le passé et la modernité. Notre modernité, qui contribué à supprimer la magie et les mystères derrière le travail, mérite une réflexion approfondie. Nos ancêtres, et les habitants de l’île l’expriment si bien, travaillaient pour gagner leur vie, ils ne cherchaient pas la performance. Loin des écoles et des grands discours savants, ils s’ajustaient au monde en tentant de maîtriser le fleuve qui le séparait de la terre ferme. Engagés dans leurs vies, ils ne pouvaient que chercher des mots simples, issus de leur expérience quotidienne, pour nommer leur petite réalité, la prison des insulaires de l’Île-aux-Coudres vouée à parler du grand Québec. Osons donc regarder notre réalité en face : si on tendait la pêche au marsouin jadis dans la patience et le silence, si on travaillait la terre dans l’isolement, si on coupait les arbres à la main, les navires transatlantiques transportent aujourd’hui anonymement notre bois et ont relégué aux oubliettes nos belles goélettes.
Aux yeux de Perrault, le fleuve, à l’instar de notre mémoire, n’existe que dans ceux qui l’ont vécu. La disparition des goélettes (ces caboteurs de bois), pour lui symbole de savoir-faire et d’autonomie, témoigne d’un changement culturel et économique important. Les vieilles goélettes, en effet, nous parlent du Québec, plus précisément d’un certain Québec, celui des origines et du travail indépendant. Leur disparition progressive des eaux du fleuve, de même que la dernière pêche au marsouin, marque quelque chose de nous-mêmes. Tel est d’ailleurs le message qui sera développé plus tard, dans le troisième film de la triologie de l’Île-aux-Coudres, Les voitures d’eau (1967). Il y a bien ici le risque d’une perte : ou bien on se modernise « en gros » à l’américaine, ou bien on tente de sauvegarder notre culture dans la minorisation progressive de soi-même. Le message est net : les ancêtres avaient le temps de chanter en travaillant, « entre la mer et l’eau douce », alors que nous, modernes, cherchons banalement à sauver nos emplois… La communauté de l’île apparaîtra dès lors divisée entre les valeurs traditionnelles et la modernité.
L’héritage de la caméra-vérité et du cinéma direct
Si on s’arrête un instant, on note que le travail de Perrault dépasse le simple cinéma, aujourd’hui très à la mode, de la caméra à l’épaule. D’un côté, Perrault déjoue les pièges de la « Candid Eye » en évitant de filmer des hommes qui jouent leur rôle, mais en leur donnant la parole. Les habitants de l’Île, de l’autre, ne sont pas des vestiges de la culture, ils sont vivants et ont décidé d’un commun accord, hors de toute provocation ou d’artifices cinématographiques, de se lancer dans une aventure à hauteur d’hommes. Ce ne sont pas les confidences qui intéressent le cinéaste, mais leurs actions. Loin de la télé-réalité et du voyeurisme contemporain, contre les mises en scène savamment orchestrées, il veut simplement travailler à faire sortir un verbe. Pour atteindre la vérité des gens de l’Île, donc, il fallait susciter des actions de nature à libérer une parole simple et forte de sa mémoire.
Or si c’est en partie grâce à la caméra « en marche » de Brault et du micro de Carrière qu’il est possible de s’unir et d’assister à une pêche pour ceux qui ont l’ambition de voir quelque chose de beau, tout cela se passe dans la vraie vie, hors des livres d’histoire et des grands romans. Les images les plus touchantes de ce chef-d’œuvre ne seront alors pas nécessairement celle où l’on voit les hommes travailler à leur défi, en mer, mais peut-être celle où l’on voit les familles en fête, les enfants qui apprennent l’art de faire un bateau en bois, c’est-à-dire des images tirées de l’ordinaire qui nous rapprochent de ces êtres et qui nous rendent complices de leur exploit. En mettant l’accent sur la parole vécue, le cinéaste commencera une tradition québécoise qui inspirera Jutra, Groulx, Falardeau, Émond et de nombreux autres artistes de la pellicule. Tout l’héritage du cinéma direct produit par Perrault, Brault et Carrière semble se tenir en une seule phrase : il faut savoir renouer avec une tradition langagière, ses exploits et son humaine grandeur !
L’art de donner la parole…
Quand on voit Grand-Louis discuter et prendre plaisir à raconter des histoires face à une caméra qu’il a appris à oublier, nous avons là le meilleur de l’homme, certainement une bonne partie de sa vérité. À n’en pas douter, les hommes de l’île possèdent une éloquence, un don de la parole produit par le temps mémorable, l’art de nommer leur réalité. Grand-Louis, qui transforme l’événement en récit, donnera la phrase qui servira de titre au film. Alexis Tremblay, qui interprète le présent par la mémoire du passé, apparaît nostalgique car il sait combien il fallu travailler fort pour survivre et exister aujourd’hui. Mais, notons-le, il ne dit jamais de mensonges.
et de valoriser le vécu de la mémoire collective
C’est ainsi que Perrault donne la parole à des personnages uniques porteurs de mémoire. S’il venait à la fin des années 1950 sur l’Île-aux-Coudres pour écouter les récits sans trop savoir à quoi s’attendre, il s’est rapidement doté d’un micro, car il a rencontré un fleuve exclu des littératures. La surprise fut si totale et émouvante qu’il y a consacré sa vie. À l’île, et Perrault y sera sensible, le récit (pour une fois) n’est pas celui des autres, c’est le nôtre : c’est le récit de la mémoire de l’Île-aux-Coudres, aussi singulier soit-il. Ce récit sert en quelque sorte de commencement, car il veut exister et faire exister des hommes.
Une quête identitaire, un grand récit et l’importance de faire exister les hommes
Perrault, dans sa quête identitaire, travaille à partir de la base : il se penche avec un microphone sur la parole vivante, la parole en quête de mémoire, celle qui échappe aux livres. Il ne représente que celui qui veut suivre et comprendre les traces. Or, comme on le voit dans le film, le récit d’Alexis Tremblay est menacé par la mode et le nivellement de la culture moderne. Quand les hommes de canots reviennent du large pour raconter leurs histoires, ils rivalisent avec la radio et la télévision. Le récit produit par l’expérience vécue sur la mer, dans les canots de la Chasse-galerie, sont précieux, mais sauront-ils convaincre les enfants ? Telle est la dernière interrogation puissante et indépassable de ce film développé à même la culture (le culte ?) de la mémoire.
Dans cette œuvre unique et parfois mal comprise, on peut participer à une réflexion profonde sur la collectivité québécoise. Possible par le travail de Perrault qui donne la parole à des hommes, c’est-à-dire à des personnes qui, loin des intérêts de la littérature, « ont appris à vivre en vivant », cette réflexion indépassable mérite d’être partagée et enseignée. Une proposition : inviter nos écoles et nos collèges à faire de son œuvre un point de passage obligé. Faire de Au Pays de Neufve-France (une série de courts métrages sur nos traditions) et des poèmes engagés de Perrault des sujets d’études, au moins de respect.
Un souhait
Un dernier mot pour terminer son hommage. Sensible à la rhétorique derrière toute action de grandeur, le cinéaste a donné la parole en la prenant et il a pris la parole en la donnant aux autres. Il a donné la parole à ceux qui avaient des choses à dire et à nous rappeler. S’il a rencontré un fleuve (et ses habitants depuis le XVIe siècle au moins), il a simplement voulu faire exister ces hommes aux prises avec leur histoire… inachevée.
Les Québécois n’oublieront pas Pierre Perrault, lui qui a consacré sa vie à transcrire la poésie du fleuve, à immortaliser la beauté du territoire et à honorer la grandeur de ses habitants.
Dominic Desroches
Département de philosophie
Collège Ahuntsic
Penser le Québec
« Petit poème sur un grand fleuve »
Hommage à Pierre Perrault
Penser le Québec - Dominic Desroches
Dominic Desroches115 articles
Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Eti...
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.
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