« Le plus beau métier d'homme est
le métier d'unir les hommes »
Saint-Exupéry
***
Bien qu’il se trouve dans un rapport de force qui ne l’avantage pas dans
le moment, le Québec doit accepter de négocier son avenir à l’ère
hyperpolitique. Il doit trouver de nouveaux moyens de canaliser l’énergie
psychopolitique de sa population et la rediriger vers des buts légitimes,
ordonnés et atteignables, et cela dans un contexte mondial troublé et d'un
temps politique des plus difficiles à prévoir.
Dans les paragraphes
suivants, je me proposerai d’indiquer quelques pistes de réflexion pour
comprendre ce que pourrait faire, à partir sa petite colère motrice, le
Québec dans le cadre démocratique étroit qui est désormais le sien. Je me
demanderai s'il est possible de sortir du ressentiment et de l’inhibition
que produit le régime fédéral au Québec, un Québec qui continue de caresser
le rêve de vivre librement au rythme du monde. Si ma réponse est oui, elle
implique cependant des conditions.
Sortir de la vengeance et du ressentiment du fédéral
Plus que jamais, le Québec est appelé à faire la démonstration de ce que
peut signifier désirer et assurer sa survie à l’intérieur d’une fédération
qui éprouve des difficultés à le reconnaître. La petite nation subtile
qu’est devenu le Québec doit comprendre les limites de la logique de
vengeance du fédéral à son endroit. Il doit aussi accepter que la vengeance
pour la vengeance n’est peut-être pas la meilleure réponse à donner à un
Canada qui impose la loi du plus fort. L'inhibition que produit le système
fédéral doit conduire à une réponse, à une désinhibition politique, mais
intelligente. S’il ne revient plus au Québec de payer, comme jadis, le prix
des préférences d’Ottawa, il doit cependant l’expliquer clairement,
c'est-à-dire sortir de son réflexe d'impuissance. À chaque fois que le
gouvernement fédéral réagit aux politiques nationales du Québec, il
convient d’en montrer, vues d’ici, les abus et d’expliquer, avec des mots
simples, la mécanique du ressentiment qui anime les actions et réactions de
la fédération. Appartenir vraiment à une fédération, c’est être en mesure
d’en tirer tous les avantages, y compris en utilisant le ressentiment à son
égard, quitte à expliquer ensuite pourquoi il importe de la quitter.
L'inhibition historique des Québécois, produite par des défaites, des lois
et des jugements arbitraires, doit être vaincue. S'ils parviennent à sortir
du repliement identitaire actuel et qu'ils décident de vivre et de créer
sans honte, les Québécois ont tout ce qu'il faut pour se développer
librement. Mais attention, les Québécois se retrouveront confrontés à un
défi de taille, à savoir montrer au monde que le nationalisme qu’ils
pratiquent, loin d'être violent, repose sur un sentiment de colère sain et
justifié, car sans colère, ils devront le comprendre un jour, il n’y aura
pas de changement constitutionnel, encore moins un nouveau pays. Sans
colère et sans émotions motrices, les souverainistes « heureux »
demeureront dans la fédération canadienne et ils continueront de la
justifier par leur inaction même. Les partis politiques vraiment attachés
au Québec ont pour mission de rediriger la colère du peuple vers la
justice, l’équité et une nouvelle forme de paix.
Assumer la Révolution tranquille en des temps incertains
Si le Québec réussit à faire valoir, à coup de monstrations médiatiques
pertinentes et successives, la limite de la vengeance et du ressentiment à
son égard, il se créera du même coup un ensemble de propositions
rhétoriques qu’il pourra mobiliser, le temps venu, pour légitimer sa cause,
si cause il y a encore. En interprétant correctement sa colère, le Québec
de demain pourrait devenir cette entité politique unique au monde capable
d’assumer sa position géopolitique de telle sorte que soient rendus légitimes,
crédibles et nécessaires ses arguments de sécession. En utilisant le
ressentiment à son égard, il ne cherchera pas la reconnaissance de
l’agresseur, mais plutôt celle de ceux qui, notamment en Europe, se
souviennent des effets historiques du ressentiment mal canalisé. Le Québec
doit faire la preuve concrète que sa situation est injuste, illégitime,
intenable et qu’elle repose sur une fédération qui lui nuit. S'il ne
parvient pas à faire cette preuve, le bonheur parlera en faveur du statu
quo actuel. Or pour que cela se réalise, le Québec doit sortir de la
Révolution tranquille, c’est-à-dire voir les limites de son mythe moderne,
mais sans penser réaliser une nouvelle révolution bientôt, car notre
époque, pour le dire en termes de climatologie politique, n’est plus portée
par des idéaux « révolutionnaires », des tempêtes ou des marées humaines.
Refonder le sens du militantisme à l’ère hyperpolitique
Dans la dynamique contemporaine mondialisant les injustices autant que les
profits, l’une des tâches urgentes est peut-être de refonder le sens de
l’engagement militant. On ne doit plus prendre pour acquis les gains que la
colère du passé (les luttes syndicales par exemple) nous a permis
d’obtenir. Il est naïf de croire que les employés seront toujours respectés
et protégés, et que la démocratie aidera la multitude. La montée des
technologies, la mode des vies parallèles et le retour de l’analphabétisme
nous obligent à composer avec les revers de la social-démocratie que sont
l’apolitique, l’impolitique et les courants contre-démocratiques. Les
Québécois, les jeunes d’abord, ont intérêt à réapprendre la mobilisation
intelligente (dans un monde subtil, complexe et virtuel) afin de diriger
l’énergie de masse vers des buts collectifs. Sauver la planète et partager
les richesses ne sont pas des buts plus importants que défendre sa langue
ou protéger sa culture. Penser à soi, ce n’est pas exclure les autres. Sans
modèle crédible d’engagement pour une cause, la population demeurera dans
la position d’attente coïncidant avec un éloge de la consommation et du
clientélisme politique à la racine des campagnes électorales
insignifiantes. Ce n’est pas en criant « Go ! Habs ! Go ! » au Centre Bell
que les jeunes, farouches partisans d’une équipe qu’ils connaissent bien
mal, transformeront positivement les attaques répétées du privé contre le
bien commun.
Affronter de l’intérieur les limites de la « générosité » inter-étatique
Une fois que la population aura accepté le prix de son élévation, que ce
soit au niveau national et international, elle devra affronter les défis de
la générosité inter-étatique. Elle devra développer, à même sa petite
population vieillissante, des politiciens prometteurs capables de
s’inscrire dans le Grand Tout et de se distinguer à l’intérieur de dynamiques
mondiales complexes. Si les États souverains doivent s’aider, gérer les
conflits de manière coordonnée, tout en se démarquant les uns des autres,
ils le feront à l’avenir en tentant de gagner la guerre en dehors du
concours de puissance qui caractérisait, il n’y a pas si longtemps, la
Guerre froide. Les nouvelles guerres, devenues des conflits non
conventionnels à petites échelles, obligeront les États à revoir leurs
politiques intérieures d’où émanent les premiers affrontements. La colère
débute toujours dans les petites enceintes avant de se retrouver dans les
grands réservoirs que constituent les « provinces » et les États. Le Québec
devra trouver lui-même les moyens, en repensant l’école, les services de
quartier et l’urbanisation, d’assumer ses choix (et non-choix) concernant
les flux migratoires sur son territoire et les nouvelles données de
l’immigration. D’un point de vue souverainiste, les sentiments d’opposition
devront s’unir dans une cause commune. Tel est l'ultime défi.
Se connecter sur l’éconopolitique des petites planètes
Au sujet de nos possibilités d’avenir liées à l’utilisation intelligente
de la colère, une dernière indication mérite d’être présentée. Il s’agit de
notre capacité à nous connecter au réseau mondial des économies complexes
et intégrées. À l’heure des crises économiques et écologiques, le Québec
sera mieux armé face à l’incertitude si sa population, capable de
s’indigner de la prolifération des injustices planétaires, opte pour des
politiciens qui voient plus loin que le temps qu’il fait et vont chercher
le meilleur d’elle-même. La population sera mieux protégée si elle est unie
que divisée. Quand la planète rétrécit à tous les jours, que les prouesses
techniques ne cessent d’éblouir, que les ressources manquent et que
l’environnement est en voie de se choquer contre ses habitants, il sera
toujours avantageux d’être dirigé par quelqu’un de sensible, de calme, de
rassembleur et d’audacieux. Dans toute crise, il y a une solution. Pourquoi
opter à ce moment-ci pour des politiciens du grand tout ? Parce que le
gouvernement et la population seront ensuite, comme d’habitude, à l’image
de leur chef. Un chef sans considérations écologiques par exemple est le
chef d'une meute, pas d'un gouvernement d'hommes. Les rapports du Québec
aux économies « vertes » (nous parlons ici des nouvelles économies choquées
contre le système actuel conduisant à la mort lente) s’imposera comme une
nécessité, voire une chance de survie.
Pourquoi espérer encore ? – Les nouvelles mobilisations de l'ère
hyperpolitique
Face aux colères des masses montantes, comme les crises économique et
écologique, mais aussi à petite échelle les conflits créés par les flux
migratoires, l’urbanisation des villes et les violences
psychotechnologiques, il faut s’unir. Il ne reste plus à espérer que les
politiciens québécois en formation, dès qu’ils auront appris le sens du mot
rhétorique, pourront comprendre que la population bouge par la colère et
que la paix, toujours relative, demeure un mot merveilleux qu’il faut
savoir traduire à sa propre population. La paix vient toujours d’ailleurs
du long combat que l’on a mené contre nous-mêmes. Mais cette paix, on le
sait également, s’il elle ne vient jamais des autres, c'est parce qu'elle
se trouve au cœur de notre histoire et que celle-ci nourrit les plus grands
espoirs. Seul un État souverain, conscient des limites de son histoire et
en interrelation avec les autres États libres, peut s’assurer la paix. La
paix n’est jamais le confort de l’inaction, la peur de bouger (inhibition)
ou l'oblitération des nécessités et des urgences par des discours de
politiciens vides, c’est toujours plutôt le résultat des actions concertées
et menées en conformité avec le caractère. La paix vient des douleurs de la
saine colère, de la colère qui, pouvant se justifier elle-même dans son
action, libère les hommes en construisant un monde meilleur. Le vrai
politicien, celui qui voit loin et qui sait unir les hommes, occupe le plus
beau métier du monde. C’est pour cela enfin que les meilleurs politiciens
de la planète, en espérant que les Québécois s’en donneront d’excellents,
n’auront guère le choix de composer bientôt des discours « mobilisateurs »
qui profiteront au maximum des élans de panique des animaux politiques afin
de faire de la paix un objectif commun.
Dominic Desroches
Département de philosophie
Collège Ahuntsic
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Penser le Québec
Les derniers espoirs du peuple conquis
Au-delà de la vengeance, de la révolution et de la paix par défaut
Penser le Québec - Dominic Desroches
Dominic Desroches115 articles
Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Eti...
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.
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