Le gouvernement fédéral envisage de mettre en place de nouvelles restrictions sur le trafic transfrontalier pour éviter qu’une mauvaise gestion du coronavirus aux États-Unis ne sape les efforts du Canada afin de contenir l’épidémie, a annoncé un important membre du Cabinet.
Et Jean-Yves Duclos, président du Conseil du Trésor, affirme que de nouvelles dispositions majeures arriveront bientôt. Ces mesures, dit-il, pourraient comprendre la réquisition d’hôtels de luxe présentement fermés pour servir d’hébergement temporaire à des Canadiens vulnérables qui ont été déclarés positifs à la COVID-19 et qui sont contraints à la quarantaine.
C’est dans un bureau pratiquement vidé de ses employés que Jean-Yves Duclos a accordé une entrevue sur son mandat à titre de vice-président du Comité du Cabinet chargé de la réponse fédérale à la maladie du coronavirus (COVID-19).
Jean-Yves Duclos, 55 ans, dirigeait le Département d’économie de l’Université Laval avant de se porter candidat libéral dans la circonscription de Québec, en 2015. Depuis la réélection des libéraux en 2019, il est président du Conseil du Trésor. Il est responsable de l’appareil gouvernemental et, en théorie, chargé de limiter les dépenses.
La pandémie a changé tout cela. Maintenant, Jean-Yves Duclos, la présidente du comité, Chrystia Freeland, et leurs collègues organisent une refonte massive des opérations du gouvernement fédéral. Ils revoient aussi ses objectifs et la façon dont il parle aux Canadiens. Ce chantier doit se faire alors que la majeure partie de la fonction publique travaille à domicile. Et, affirme Jean-Yves Duclos, « à la vitesse de la lumière ».
L’objectif est double : sauver des vies et préserver l’économie canadienne. Le gouvernement a déjà pris des mesures surprenantes pour atteindre ces deux buts. Et d’autres sont à venir, selon Jean-Yves Duclos.
Vous codirigez un comité qui a été formé il y a tout juste trois semaines. Saisissiez-vous alors l’ampleur du défi qui s’annonçait ?
Nous ne mesurions pas avec certitude l’ampleur du défi, même si nous savions de quoi il serait fait. C’est pourquoi nous avons dû penser différemment. Les gouvernements ont l’habitude de planifier à long terme. Dès sa création, le comité s’est mis en mode de gestion de crise. Nous devions non seulement nous réunir chaque jour (parfois plus d’une fois), mais aussi prendre des décisions rapidement.
Il y a le défi de santé publique, le défi économique et le défi de la gouvernance. Dans quel ordre de priorité les placeriez-vous ? Et quels sont les problèmes à régler pour chacun ?
Je pense que votre description est appropriée. Il y a le choc sanitaire. Et après, rapidement, un choc économique. Il y a également un choc social, car la combinaison de ces deux facteurs — la santé et le choc économique — génère beaucoup d’anxiété et de stress.
Ensuite, il y a un défi de gouvernance parce que les gouvernements ne sont pas habitués à travailler dans ce type d’environnement. Notre fonction publique compte 300 000 personnes dévouées et déterminées à servir les Canadiens. Mais ces travailleurs doivent actuellement affronter leurs propres défis professionnels et personnels. Ils doivent protéger leur santé ainsi que celle de leur famille et de leurs collègues. C’est stressant pour eux. En même temps, ils sont conscients de la responsabilité qu’ils ont de continuer à servir les Canadiens durant la crise. Nous veillons donc à ce qu’ils protègent à la fois leur santé et leur capacité de servir les Canadiens.
Il a souvent semblé que le gouvernement mettait trois jours pour instaurer un changement qui aurait pu en prendre un seul : fermer la frontière avec les États-Unis, ordonner la fermeture d’entreprises, réduire l’arrivée de vols internationaux… Est-ce pour préparer la population ? Et, ce faisant, perdez-vous un temps précieux ?
Dans la plupart des cas, l’objectif n’est pas de préparer la population, car les Canadiens s’attendent à une action rapide du gouvernement. C’est plutôt pour sécuriser nos relations avec d’autres partenaires. Dans le cas de la frontière, ce partenaire était les États-Unis.
Jusqu’à récemment, près de trois milliards de dollars de marchandises transitaient chaque jour par la frontière. Y compris des biens et services essentiels : médicaments, aliments, équipement médical. De plus, 400 000 personnes traversaient la frontière, dans les deux sens.
Ça a pris quelques jours, oui. Mais il a fallu des années pour renégocier l’ALENA. Les citoyens veulent que leur gouvernement agisse rapidement. C’est exactement ce que nous nous efforçons de faire, et je crois honnêtement que nous y parvenons.
À quel moment avez-vous pris conscience que la frontière avec les États-Unis posait un risque épidémiologique pour les Canadiens ?
Au départ, les experts en santé publique au niveau fédéral nous ont dit : « Ce n’est pas la priorité absolue. Nous devons d’abord nous assurer que les provinces et les territoires disposent de toute l’information et du soutien dont nous avons besoin pour mettre en place les mesures de santé publique les plus efficaces : suivre chaque personne qui pourrait être infectée ; s’assurer qu’elle ne contamine pas les autres ; et s’assurer qu’elle reçoit les services médicaux appropriés. »
Mais nous savions depuis le début qu’une menace pourrait provenir du Sud, étant donné que [les États-Unis] n’ont pas le même service de santé universel, accessible et gratuit que les Canadiens.
Nous avons également constaté que les actions menées par le gouvernement américain au départ n’étaient pas optimales. Nous avons ainsi conclu (et on nous l’a dit) que cela poserait problème à un certain moment.
Quand il est devenu évident que ce risque allait devenir réalité, nous avons agi rapidement. Une semaine plus tard, nous voyons que la situation aux États-Unis pose effectivement un risque. C’était donc un geste important.
Mais il y aura d’autres actions autour de la frontière à mesure que nous en saurons plus sur ce qui se passe aux États-Unis. Parce que vous avez raison, cette frontière terrestre, du point de vue de la santé publique, est la frontière la plus critique que nous ayons, dans le contexte actuel.
Si rien ne change, l’État de New York comptera plus de cas d’infection que l’Italie d’ici la fin de la semaine. Est-ce que cela risque d’annuler les efforts que les Canadiens font à l’intérieur du pays ?
Eh bien, tous les Américains, tous les Canadiens et tous les New-Yorkais savent qu’ils ne peuvent pas — et ne devraient absolument pas — essayer de traverser la frontière. Cette directive est très claire et elle est soutenue par les gouvernements [des deux pays].
Nous nous appuyons sur cette directive claire — et sur le travail important des agents frontaliers qui l’appliquent — pour suivre le tout de près. Vous comprenez qu’il y aura probablement toujours des personnes qui auront absolument besoin de voyager. Des professionnels de la santé ou de la sécurité.
Nous verrons pour les autres, comme les camionneurs, qui peuvent continuer à voyager tant qu’ils suivent des directives importantes. Ces lignes directrices seront révisées.
Est-ce que cela signifie que la chaîne d’approvisionnement, qui a été protégée jusqu’ici, pourra éventuellement être resserrée pour des motifs d’ordre sanitaire ?
Oui, je pense que de nouvelles restrictions sur la circulation des marchandises devront probablement être envisagées. Et cela signifie bien sûr qu’il y aura de nouvelles restrictions à la circulation des travailleurs. Quelle que soit l’importance du travail des camionneurs, la santé et la sécurité des Canadiens sont ce qui prime.
La question que tout le monde se pose depuis mercredi ou jeudi, c’est combien de temps cela va durer ?
Du point de vue de la santé publique, vous comprenez que l’objectif est d’aplatir la courbe, de ralentir la progression de la pandémie. Du point de vue économique, ça équivaut à diriger un avion qui se trouve en pleine tempête.
La première des choses est de faire atterrir l’avion. C’est la raison des mesures économiques immédiates que l’on met en place : elles visent à le faire atterrir en toute sécurité. Le deuxième objectif est de protéger l’avion une fois au sol. De s’assurer que les chaînes d’approvisionnement sont sécurisées à long terme. Parce qu’une fois qu’on passe à l’étape suivante, qui est de décoller à nouveau, on a besoin que la structure de base de l’avion soit solide, intacte, afin que nous puissions décoller.
« Nous travaillons très fort pour mettre en place des mesures qui n’ont jamais été mises en œuvre dans l’histoire du pays. Les mesures de protection du revenu des travailleurs ne peuvent être construites sur le cadre opérationnel de l’assurance-emploi. »
Cela signifie donc protéger notre structure industrielle — dans l’intérêt national et structurel. Nous ne voulons pas que toutes nos entreprises soient achetées pour une bouchée de pain par des gouvernements étrangers. Nous voulons garder de la propriété et du savoir-faire [au Canada].
D’un point de vue structurel, on veut que les chaînes d’approvisionnement complexes qui ont été construites au fil des décennies soient fonctionnelles quand on va faire redécoller l’avion. Il faudra donc beaucoup de réponses structurelles pour préserver notre tissu industriel. Bientôt. Mais ce n’était pas le plus urgent. Nous devions d’abord faire atterrir l’avion de façon sécuritaire. Les mesures d’apport de liquidités de la Banque du Canada, du BSIF [Bureau du surintendant des institutions financières] et de la BDC [Banque de développement du Canada] annoncées il y a deux semaines étaient absolument essentielles pour faire se poser l’économie en toute sécurité.
Puis protéger les Canadiens et leurs familles, en leur envoyant le signal que, bien que toutes les mesures ne soient pas encore connues — les détails des annonces faites par [le ministre des Finances Bill] Morneau mercredi dernier n’ont pas encore été mis sur Internet, les formulaires ne sont pas prêts, les gens ne savent toujours pas exactement quand ils vont pouvoir en profiter —, personne ne sera oublié. Nous nous occuperons de chacun.
Nous travaillons très fort pour mettre en place des mesures qui n’ont jamais été mises en œuvre dans l’histoire du pays. Les mesures de protection du revenu des travailleurs ne peuvent être construites sur le cadre opérationnel de l’assurance-emploi. Celle-ci a été créée après la Seconde Guerre mondiale. Le modèle a évolué, bien sûr, mais il y a encore deux gros trous dans le système. Le premier : 30 % des travailleurs ne sont pas admissibles à l’assurance-emploi. Le deuxième est que, même si vous y êtes admissible, vous n’auriez pas droit, dans des circonstances normales, à des prestations si vous restez à la maison parce que vous avez peur d’être malade. Ou parce que votre patron vous a dit de rester à la maison, car vous risquez de contracter une infection en milieu de travail. Ou parce que vous devez vous occuper de vos enfants.
Normalement, cela ne vous donne pas droit à des prestations d’assurance-emploi. Mais dans le contexte actuel, ces grands trous en créent de gigantesques dans la confiance des Canadiens. Nous devons combler ces deux grands trous. C’est ce qu’on fait — à la vitesse de la lumière. C’est un autre aspect : il faut faire atterrir non seulement l’avion économique, mais aussi le tissu social. Nous avons besoin que les gens aient confiance en l’avenir.
La Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, le Conseil canadien des affaires et d’autres soutiennent que les subventions salariales comprises dans le programme du gouvernement ne seront pas suffisantes. Que les employeurs ne peuvent pas payer les salaires avec si peu. Qu’en pensez-vous ?
On entend ces points de vue. On va en tenir compte au fur et à mesure que nous progresserons vers la [prochaine] série de mesures pour, encore une fois, sécuriser l’avion.
La semaine dernière, vous avez eu un week-end difficile. Dans trois provinces, des autorités municipales ou provinciales ont envoyé des fonctionnaires à l’aéroport, parce qu’elles estimaient que le gouvernement fédéral ne gérait pas adéquatement le retour de voyageurs. C’est inhabituel de voir les provinces intervenir ainsi dans des dossiers qui relèvent du fédéral. Cela vous a-t-il inquiété ? Comment avez-vous réagi ?
Bonne question. Les directives venant du niveau supérieur étaient très claires. Nous nous attendions à des défis au moment de la mise en œuvre. Mais reste qu’il était inacceptable que des villes, Montréal en particulier, estiment que les mesures ne suffisaient pas à rassurer les Canadiens.
« Il faut aussi garder en tête l’importance de protéger le tissu social. Nous voulons que chacun ait le sentiment que nous sommes là pour nous entraider. »
Nous ne nous sommes pas contentés de les remercier de nous faire part de leurs réserves, nous sommes intervenus rapidement pour renforcer l’enchaînement des mesures à prendre.
Ça nous ramène à une question que je vous ai déjà posée : combien de temps cette situation va-t-elle durer ? Aux premiers jours de la crise, certains disaient : « Des gens meurent de la grippe chaque année. C’est dommage, mais on ne ferme pas l’économie au complet pour ça. » La question va revenir. Plus la crise va durer. Comment faites-vous pour déterminer si les dommages causés à l’économie valent le coût humain ? C’est cruel comme questionnement.
Nous devons demeurer conscients de l’importance de la cohésion sociale. L’économie, les profits, les emplois, tout ça est important. Mais il faut aussi garder en tête l’importance de protéger le tissu social. Nous voulons que chacun ait le sentiment que nous sommes là pour nous entraider. On est là-dedans tous ensemble.
D’accord, mais ces considérations cessent d’être théoriques quand on est sans emploi, que Noël approche et qu’on est encore dans la même situation. Certains vont dire : « Regardez, là. Moi, je retourne au centre d’achat. Je vais ouvrir mon magasin et si les gens tombent malades, ils tomberont malades. »
C’est la raison d’être des mesures que nous mettons en place — l’assurance-emploi universelle, une première au Canada, que l’on instaurera bientôt. Cela va assurer la sécurité économique des Canadiens.
Évidemment, il y aura des sacrifices à faire. Ce que les gens vont recevoir sera, dans bien des cas, bien moindre que ce qu’ils gagnent d’habitude. Tout le monde devra faire des sacrifices. Mais l’argent reçu permettra aux Canadiens de se concentrer sur leur santé et celle de leurs proches. Si nous faisons cela, l’impact sur l’économie sera moins grand.
On a beaucoup parlé de respirateurs, de lits aux soins intensifs. Est-ce une source de préoccupation que le gouvernement garde à l’œil ou est-ce la prochaine grosse crise ?
C’est vital. Il s’agit d’équipement important pour les malades. Mais il nous faut aussi être prêts — et [le ministre de la Défense] Harjit Sajjan y a déjà fait allusion — à offrir d’autres moyens d’aider les gens en isolement volontaire. Pour plusieurs, les conditions de logement ne sont pas particulièrement bonnes. La distanciation sociale, c’est difficile. Alors, à un certain moment, et cela pourrait arriver rapidement, nous pourrions avoir à recourir à des hôtels.
Le Château Laurier est fermé pour la première fois de son histoire. Est-ce que le gouvernement fédéral peut utiliser une telle infrastructure, de concert avec la Défense nationale, non seulement pour assurer aux malades le soutien médical qu’ils sont en droit d’avoir, mais aussi pour leur offrir des conditions où ils pourront protéger leur santé et respecter les consignes d’isolement volontaire qu’on leur demande de respecter ? Comme les sans-abris. Les membres des Premières Nations. Ce sont des populations qu’il faut impérativement protéger. Nous allons devoir en faire plus, très rapidement, pour assurer la sécurité de ces Canadiens. Et il y a aussi ceux qui vivent des situations de violence ou autres à la maison, pour qui l’isolement volontaire est impossible. Il faut penser plus globalement aux aspects de santé et aux déterminants sociaux de cette crise.
Dans d’autres pays, nous avons vu des gouvernements perdre patience devant la population qui, dans bien des cas, ne prenait pas les choses au sérieux. Ou qui se croyait impuissante à influencer le cours des choses, alors à quoi bon essayer ? Bon nombre de Canadiens estiment encore que ce n’est pas leur problème. Comment comptez-vous parvenir à les sensibiliser ?
C’est vrai. Ça concerne tout le monde. Et nous sommes troublés par ça. Les provinces réussissent de mieux en mieux à envoyer les bons signaux, et s’assurent qu’ils sont bien entendus. Mais on entend aussi des inquiétudes croissantes. Nous évaluons d’autres moyens, pour le gouvernement fédéral, de soutenir encore davantage les provinces, les territoires, les municipalités. On comprend que les gouvernements locaux sont généralement mieux à même de gérer de telles décisions. C’est de cette façon que la fédération fonctionne le mieux. Mais on n’est pas en temps normal. Nous sommes conscients qu’il y a des inquiétudes.
Quelles sont les provinces qui pourraient avoir besoin d’aide ou qui sont susceptibles de voir le fédéral intervenir ?
Vous ne serez pas étonné que je ne réponde pas à cette question.
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