Qui a dit: «l'argent n'a pas d'odeur»? Je ne le sais pas, mais il se trompait. Très souvent l'argent possède une sale odeur, surtout l'argent comptant qu'on reçoit dans des enveloppes jaunes ou brunes. Des sales couleurs aussi.
Des centaines de limiers du fisc scrutent les comptes des restaurants, des entreprises de construction ou de rénovation, des déménageurs, des antiquaires. Ils cherchent à découvrir si ces commerçants ne font pas une partie de leurs affaires en argent comptant, ne trafiquent pas un peu les factures et oublient un peu la TPS et la TVQ. Combien de fois se fait-on offrir de payer comptant en échange d'un rabais sur le salaire horaire du déménageur ou de 14% de taxes qui disparaissent? Cela est pratique courante et, pour les deux protagonistes, le commerçant et le client, l'idée est de ne pas payer de taxes ou d'impôt et de garder la transaction secrète. L'argent comptant ne laisse pas de trace quand on le conserve dans sa poche et qu'on le dépense parcimonieusement si on en a beaucoup. On peut aussi confier ces billets chéris à un coffre-fort ou un matelas.
Brian Mulroney est un homme brillant, intelligent, qui possède une haute estime de lui-même et qui croit à tort qu'il est, après John MacDonald, le plus grand premier ministre du Canada. C'est aussi un homme d'apparence et de séduction, un avocat qui à débuts dans les ann6es 1960 dans un des plus prestigieux bureaux de Montréal, Ogilvie, Renault. Autrement dit, M. Mulroney n'est pas un ignorant. II connaît le monde, surtout le grand, et sait comment le grand monde dont il fait partie fonctionne. Le seul défaut dont il est assurément privé, c'est la naïveté.
Voilà donc, jeudi, que cet homme qui veut laver son honneur se présente humblement devant le comité des Communes qui enquête sur les sommes qu'il a reçues de M. Schreiber, un monsieur retors qui ne cesse de se contredire. En fait, il ne se présente pas humblement. Il le fait en grande pompe, entouré de sa femme et de ses enfants pour attendrir la galerie. Son porte-parole, Luc Lavoie, avait dit que l'ex-premier ministre avait des problèmes d'argent. M. Mulroney le nie emphatiquement. Il s'explique sur les »grandes erreurs de sa vie», dont la plus grande est d'avoir accepté 75 000 $ en coupures de mille dollars, et cela trois fois. Voilà un homme qui connaît le monde, un avocat habitué des litiges et des pratiques commerciales qui empoche 75 billets de mille dollars et les dépose, les cache, les camoufle (on ne le sait pas) dans un coffre-fort à la maison. A New York, ce sera dans un coffret de sûreté.
Serge Ménard souligne avec raison, excellent procureur qu'il fut, que cela peut avoir l'apparence d'une transaction illégale ou illégitime. L'explication de l'homme du monde, de celui qui fréquente les grands depuis qu'il est tout petit, qui fut président d'Iron Ore, une grande compagnie dont le siège social était (sauf erreur) à Chicago, est absolument renversante. Schreiber, qui représente l'entreprise allemande Thyssen, lui explique que c'est ainsi qu'il fait des affaires. Il paie toujours comptant, et M. Mulroney accepte cette explication et range les billets de mille dans son porte-documents. L'avocat, l'ancien président d'Iron Ore, l'ancien premier ministre sait fort bien que les choses ne se passent pas ainsi dans ce monde, sauf que... Thyssen, ce n'est pas un resto qui vous propose de payer comptant pour éviter les taxes, c'est une des principales entreprises sidérurgiques au monde. Thyssen, maintenant fusionné avec Krupp, a un chiffre d'affaires qui dépasse les 50 milliards de dollars. Ces gens-là, M. Mulroney le sait quand il accepte l'enveloppe, paient par chèque quand ils engagent un consultant ou un représentant. Sauf... sauf si...
Toutes ces entreprises possèdent des caisses noires qui servent à effectuer des transactions qui doivent demeurer secrètes pour cause d'illégalité ou de scandale possible. Et généralement, la personne engagée accepte de l'argent comptant si elle souhaite elle aussi que l'échange ne laisse pas de trace. M. Mulroney, qui a vécu toute sa vie dans cet univers, savait tout cela. D'ailleurs, si l'ancien premier ministre n'avait pas souhaité que tout cet argent n'ait pas d'odeur, il l'aurait déposé dans son compte de banque, l'aurait déclaré à l'impôt à la fin de l'année en cours. Il ne l'aurait pas enfermé dans des coffres. S'il avait été absolument convaincu que le travail qu'on lui proposait était 1égitime, que la rémunération était juste, il l'aurait incluse dans ses déclarations de revenus. Ce n'est que quelques années plus tard qu'il le fit. Et il a eu cette outrecuidance qui le caractérise si bien de dire qu'il fut généreux avec le fisc puisqu'il déclara les trois paiements cash comme des revenus sans en soustraire les dépenses de ses voyages à travers le monde.
Mais cette déclaration tardive au fisc correspond à peu près au moment où M. Schreiber a été mis en accusation en Allemagne, pour fraude et corruption. Le petit gars de Baie-Comeau se souvient soudainement qu'il a reçu 225 000 $ de cet homme qui, pour se défendre, sortira peut-être tous ses secrets. Oups! Quel trou de mémoire! C'est vrai, l'ancien premier ministre a fait la pire erreur de sa vie. Il a accepté de l'argent dont il savait fort bien qu'il provenait d'une caisse occulte de Schreiber, de l'argent qu'il a tenté de cacher et qu'il n'a pas déclaré à l'impôt, sauf quand il y fut forcé par les circonstances. Je ne peux bien sûr le prouver devant un tribunal, mais en tant que citoyen, c'est ce que je crois profondément. Dans le monde de Brian Mulroney, on ne croit pas que les règles s'appliquent de la même manière aux riches et aux gens ordinaires. Les règles, elles existent pour les commerçants qui demandent ou acceptent un paiement comptant.
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