De l'analyse de la situation politique française que nous avions présentée voilà trois mois, sous le nom collectif des Gracques, que reste-t-il ? Nous disions ceci : en présentant un projet économique et social archaïque, ayant plus de dix ans de retard sur ses homologues allemand, britannique ou scandinave, le Parti socialiste s'est considérablement affaibli dans la course à la présidence. Sur le plan strict de l'arithmétique électorale, sans alliance avec François Bayrou, le déclin du Parti communiste et de l'extrême gauche condamnait la candidate du PS à la défaite. On connaît la suite : la gauche a fait, au second tour de la présidentielle, son score le plus bas depuis 1965 - exception faite des élections de 1969 et de 2002, où elle n'avait pas franchi le premier tour.
Mais il aura suffi que le gouvernement cafouille sur la TVA sociale, que les électeurs de la majorité se démobilisent devant une victoire trop annoncée et que ceux de l'opposition se rendent aux urnes afin d'exprimer leur crainte d'une trop forte concentration des pouvoirs pour que les législatives tempèrent cette évolution : large majorité pour l'UMP et ses alliés, pas de raz-de-marée, et un PS dont le nombre de députés s'accroît sensiblement.
Quelles leçons tirer de cette série d'élections perdues ? Nicolas Sarkozy aura, à l'Assemblée nationale, les moyens de gouverner. Mais l'opposition a des électeurs et des élus, elle existe toujours et pourra se faire entendre. Reste à savoir ce qu'elle aura à dire. Or le risque est grand du statu quo. La tentation d'en rester là existe en effet au PS, renforcée par le score des législatives - si inespéré que certains paraissent oublier qu'il s'agit d'une défaite - et par les contraintes du calendrier. Ce statu quo pourrait s'accompagner, une fois de plus, d'un maximalisme de façade.
Le PS ne serait alors certainement pas le fer de lance d'une gauche rénovée, capable de proposer au pays une méthode crédible pour réconcilier développement économique et justice sociale. Nous irions vers un parti rétréci à son coeur de clientèle, camouflant ses divisions et attendant l'alternance pour le coup d'après : c'est-à-dire exactement la situation déprimante que l'on connaît depuis des années. Le contraste entre le PS et la droite ne pourrait alors pas être plus frappant. Depuis 2002, la droite française a mené une rénovation en profondeur de son idéologie, de ses thèmes, de son appareil politique, de son leadership. A gauche, nous avons assisté au contraire à la sanctuarisation d'une "union" née au milieu des années 1970, ne correspondant plus aux réalités politiques actuelles et dont personne ne veut plus, hors les gardiens du temple. Les idées, quant à elles, restent celles de la fin des années 1980, à peine toilettées. Côté organisation politique, les batailles d'appareil ont pris le pas sur l'ambition de moderniser le pays et de répondre aux besoins des couches sociales populaires. Quant au leadership, sa crise retentissante aura marqué tant la gestion du parti que la campagne.
La tétanie actuelle du PS est telle qu'il risquerait de se faire prendre la thématique réformatrice de gauche par le centre, et d'assister à l'élargissement idéologique de la nouvelle majorité jusqu'à ses frontières. Or la démocratie a besoin d'une opposition intelligente et crédible, prête à prendre la relève en ayant intégré la complexité sociale et les réalités du monde actuel.
Une autre voie est possible. Parce que nous appartenons à la société civile, que nous sommes indépendants des partis et rétifs au caporalisme intellectuel qu'ils imposent, il nous est facile de dire la chose suivante : nous sommes favorables aux réformes justes, d'où qu'elles viennent ; et résolus à soutenir la critique juste, pourvu qu'elle soit constructive. Car, pour critiquer, encore faut-il proposer une alternative forte. Nous avons pris la parole en envoyant sur les roses la fameuse discipline militante qui aurait dû nous inciter à nous taire et à assister silencieux à une nouvelle défaite. Nous continuerons dans cette voie de liberté.
Nous ne voulons plus attendre patiemment que la Rue de Solférino se réveille, ni nous contenter de bricolages idéologiques hier pseudo-marxisants, demain néopopulistes. La gauche - c'est là que nous sommes et là que nous restons - doit se doter d'un projet modernisateur, en phase avec ses homologues européens. Il faut pour cela que chacun "s'y colle". En agrégeant toutes les bonnes volontés qui en ont assez de la paresse intellectuelle et refusent un populisme antieuropéen, étatique et dirigiste, avec lequel il n'y a pas de terrain d'entente possible, mais seulement des défaites assurées.
Après le temps des élections, vient donc celui de la refondation. Nous avons décidé de contribuer, modestement, à ce débat. Nous présenterons d'ici peu un manifeste démocrate, social et européen. Nous le discuterons avec toutes les forces - individus, associations, syndicats, dirigeants et élus de différentes formations - partageant les valeurs et les principes de la gauche modernisatrice. Nous souhaitons contribuer ainsi à un courant très large de réformateurs dans les domaines du social, de la santé, de l'enseignement et de la recherche, de la justice, de la culture, pour constituer le pôle avancé, libre et indépendant qui défendra une certaine idée de la gauche moderne.
Nous voulons aussi poser avec force les questions nouvelles apparues pendant cette campagne : celles des valeurs, de l'identité, de la responsabilité. Réunis dans le cadre d'une association, nous publierons, organiserons réunions et colloques, échangerons sur Internet avec le plus grand nombre de ceux qui ont souhaité participer à notre démarche. A gauche, la vieille société politique est en panne ; c'est donc à la société civile de courir devant elle : pour ce qui nous concerne, c'est parti !
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Les Gracques est le nom collectif choisi par un groupe d'anciens collaborateurs du président de la République François Mitterrand et des gouvernements des premiers ministres Michel Rocard, Pierre Bérégovoy et Lionel Jospin. Ils sont intervenus dans la campagne présidentielle ("Le Monde" du 2 avril).
Moderniser la gauche, par Les Gracques
Nous sommes indépendants des partis et rétifs au caporalisme intellectuel qu'ils imposent
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