L'histoire commence dans une ruelle près d'Outremont. D'un côté, depuis fort longtemps, le YMCA, une association chrétienne de service à la collectivité, tient ses activités, sans trop de problème. De l'autre côté, depuis une vingtaine d'années, dans leur synagogue et leur école, les juifs hassidiques de la communauté Yetev Lev tiennent leurs propres activités, sans trop de problème non plus.
Voilà qu'en 1994 le Y rénove son établissement. Une nouvelle salle d'exercice physique est offerte aux membres. Des femmes la fréquentent vêtues de manière appropriée à cette activité. De l'autre côté de la ruelle, les dirigeants hassidiques installent alors chez eux des fenêtres aux vitres opaques, car leur tradition leur fait un devoir d'éviter la vue de femmes court vêtues.
Or, les quelque 120 garçons de l'école, âgés de 16 à 19 ans, ouvrent parfois ces fenêtres, ou vont de toute manière à la cour de récréation. Ils sont à même de voir les femmes qui, en face, s'exercent en petite tenue. La direction hassidique n'a rien contre ces exercices, dit-elle, mais estime qu'il est de son devoir d'en éviter la vue aux jeunes.
Demande est donc faite au Y de rendre opaques les fenêtres de la salle d'exercice. La communauté hassidique est prête à en assumer les frais. Un comité consultatif du Y trouve la proposition raisonnable. On procède alors au changement. Et les deux parties s'estiment satisfaites de l'arrangement. C'était compter sans une soudaine opposition.
Une pétition est lancée, en effet, réclamant le retour aux anciennes fenêtres. Plusieurs motifs sont invoqués. D'abord les femmes n'ont pas à se cacher comme si elles étaient une «tentation» pour les hommes. De plus, une minorité ne saurait imposer sa croyance au reste de la société. Enfin, une telle raison religieuse ne peut justifier que des membres du Y soient privés de la lumière du soleil.
Devant cette réaction, le Y et la communauté Yetev Lev sont disposés à réexaminer la question. Mais, le problème éclatant soudain dans les médias, la situation leur échappe. «Cachez ce short qu'on ne saurait voir», lance La Presse. Commentateurs et experts s'en mêlent. On rappelle les litiges sur le voile musulman et sur le kirpan sikh. Bref, l'affaire mettrait en jeu des libertés fondamentales, voire d'importants acquis de la société québécoise.
Des personnalités juives -- un savant juriste, un sociologue averti, un dirigeant du Congrès juif «et même un rabbin orthodoxe» -- sont consultées. «Tous désapprouvent la demande des hassidim», rapporte une commentatrice. Ils ont l'épiderme «trop sensible», écrit-elle. «C'est à eux de prendre les mesures nécessaires pour empêcher leurs adolescents de reluquer les femmes.»
Le mouvement hassidique
Formé au XVIIIe siècle en Europe orientale, le mouvement hassidique («qui aspire à la sainteté») est d'abord traité d'hérésie par le judaïsme traditionnel. D'autres juifs européens, persécutés aussi mais espérant alors une société juste, cherchaient un modus vivendi avec le monde chrétien. Le judaïsme hassidique, au contraire, tout en empruntant le style vestimentaire de son temps, tourne le dos à la société extérieure. Son univers, tout spirituel, est ailleurs.
Comptant bientôt la moitié peut-être des juifs d'Europe, cette communauté subira, aux mains des nazis, les plus grandes pertes. Loin de changer ses croyances et ses attitudes, elle restera convaincue de la valeur de son mode de vie. Toutefois, sa «fermeture au monde», faute d'être comprise, suscite l'étonnement, y compris chez ceux qui voudraient en fréquenter les membres. Quand des tentatives sont faites de l'extérieur pour changer leur philosophie, ces juifs y voient naturellement une attaque.
Le rebbe Asher Wieder serait disposé à discuter avec ceux qui s'opposent aux fenêtres en question. Mais il n'entend pas se plier au modèle social de ses opposants. «Notre façon d'éduquer nos enfants les dérange, a-t-il confié à La Presse. Mais nous ne vivons aucun problème de drogue, de viol, d'ennuis conjugaux.» Un pareil diagnostic est peut-être quelque peu optimiste. Ces conceptions, toutefois, sont loin d'appartenir à cette seule communauté.
Il y a quelques décennies à peine, dans la très libérale société nord-américaine, plages, piscines, gymnases étaient loin d'exhiber les tenues qui prévalent aujourd'hui. Les nouveaux comportements et les libertés extérieures que ces juifs voilent à leurs enfants --en interdisant, par exemple, la télévision -- bien d'autres parents voudraient aussi en protéger leur progéniture. Aussi le débat sur la coexistence des cultures et des moeurs n'est-il pas clos, même si d'aucuns voudraient le tenir pour réglé.
Si ces juifs veulent cacher leurs femmes, disent certains, c'est leur affaire, mais qu'ils ne viennent pas enfermer les autres. Pourtant, ici même, les musulmanes voilées n'entendaient pas imposer leur voile aux autres femmes de la société. L'écolier au kirpan n'exigeait pas, non plus, que toute l'école porte une dague. Bref, la minorité ne cherchait pas à exiger qu'on adopte ses croyances particulières. Néanmoins, des institutions de la «majorité» ont contesté ces pratiques, jugées menaçantes pour l'ensemble de la vie sociale.
Des pratiques contestées
D'autres vont plus loin. Ils contestent comme universellement oppressives des croyances qui n'entrent pas dans leur conception «progressiste» des choses. Ils entendent donc, non pas seulement protéger leur société de pratiques qu'on voudrait lui imposer, mais aussi «libérer» de telles entraves les gens d'autres traditions.
C'est ainsi qu'à peine libérées de vieilles servitudes sociales, des militantes réclameront pour leurs «soeurs» de la planète une égale et prompte émancipation. Non seulement n'allait-on pas tolérer ici l'importation de pratiques «abjectes», mais on allait les combattre par-delà les mers. Ces croisades, il est vrai, se sont un peu calmées depuis, mais la vigilance reste vive envers les différences suspectes qui pourraient émerger ici.
«Liberté, égalité, fraternité», clamait la Révolution française, avant que ses libérateurs éclairés n'aillent civiliser l'Afrique à coups de canons. «Mixité, laïcité, égalité», réclament plus modestement des libératrices québécoises, à coups de pétitions. On allait donc défendre les femmes d'ici contre des exigences religieuses «intégristes et misogynes».
Pourtant, si «la femme n'est pas la tentation de l'homme», ne faudrait-il pas ouvrir, en plus des fenêtres du YMCA, celles de l'école hassidique? La logique, en effet, sinon le devoir d'intervention humanitaire, voudrait qu'on se porte également au secours des garçons, victimes innocentes de conceptions néfastes.
Il n'en est pas encore question. Toutefois, un certain Québec, pas tout à fait sorti de son passé autoritaire, pourrait y venir. La police n'a-t-elle pas déjà tenté d'arracher des enfants à des sectes? Comme s'ils allaient être mieux sous tutelle publique. Ne veut-on pas que le ministère de l'Éducation impose son programme aux écoles hassidiques? Comme si cette minorité, non la majorité, avait le championnat de l'analphabétisme.
La mésaventure du YMCA et de la communauté Yetev Lev comporte néanmoins un message opportun. Il n'y a pas que l'État qui subisse l'assaut de groupes idéologiques particuliers. Des institutions de la société civile aussi peuvent être privées de leur liberté par des libérateurs prompts à se réclamer de la collectivité, mais pas toujours disposés à l'entendre.
redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
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