Les nationalismes britannique et français face à l'Europe et à la mondialisation

Par John Loughlin

2005

lundi 31 janvier 2005
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Extraits d'une présentation livrée jeudi dernier dans le cadre des conférences sur Les nationalismes majoritaires contemporains organisées par le Groupe de recherche sur les sociétés plurinationales et la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes, de l'Université du Québec à Montréal.
Dans son livre Nationalism : Five Paths to Modernity, Liah Greenfeld distingue cinq «voies» vers la modernité, exprimant cinq façons différentes de concevoir la «nation». La première «voie» fut celle de l'Angleterre, la deuxième celle de la France (puis celles suivies par l'Allemagne, les États-Unis et la Russie), devenues deux façons rivales de concevoir le monde, la politique, l'organisation de l'État, les rapports entre l'État et la société, la vie économique et, surtout, le rôle de la religion et ses rapports avec le système politique.
L'Angleterre devient protestante avec la Réforme du XVIe siècle et, comme le démontre l'historienne Linda Colley dans son Britons : Forging the Nation, 1707-1837, la nation anglaise se définit progressivement par son protestantisme. La fierté nationale, basée sur le fait d'être protestant, distingue l'Angleterre de sa grande rivale, la France, qui, malgré quelques minorités protestantes en son sein, reste catholique, même s'il s'agit d'un catholicisme «gallican», c'est-à-dire quasiment indépendant de Rome. Ces deux orientations religieuses vont imprégner les valeurs, les formes d'organisation politique et administrative, et les cultures propres aux deux pays.
Cette rivalité aboutit à deux façons très différentes de concevoir «nation» et «État». Pour l'Angleterre, avec sa tradition d'individualisme protestant et commerçant, et ses philosophes comme John Locke, la nation est composée d'individus, libres de toute hiérarchie politique ou ecclésiastique. En France, la nation est une abstraction d'abord incarnée par le Roi, puis, après la Révolution, par le «peuple».
En France, l'État est une entité abstraite et juridique qui existe au-dessus de la société alors qu'en Angleterre l'État n'existe pas comme tel, on parle plutôt du gouvernement ou de la Couronne. En France, l'État, comme expression de la Nation, est unitaire et indivisible (tout comme l'Église catholique) alors qu'en Angleterre le système politique se veut complexe, divers et asymétrique (tout comme le protestantisme britannique dans toute sa variété).
Les actes d'union
Le nationalisme anglais -- puis britannique -- ,d'une part, et le nationalisme français, de l'autre, vont s'exprimer de façon radicalement opposée. La nation anglaise va incorporer, par des «actes d'union», le Pays de Galles, l'Écosse et l'Irlande, pour former le Royaume-Uni. C'est l'État-union ou multinational, mais aussi un État ambigu en ce qui concerne la nation : est-ce la nation britannique, ou les nations constituantes, qui forment l'identité de ses membres ? À vrai dire, ce sont les deux à la fois. Or, les «actes d'union» masquent la domination de la «première nation», l'Angleterre.
Quant à la nation française, surtout après la Révolution, elle tentera de faire disparaître toutes les particularités provinciales, culturelles et linguistiques de la vieille France pour se présenter comme une et indivisible. C'est la vision unitaire des Jacobins, marquée par l'uniformité, la standardisation et la centralisation. Il ne peut y avoir qu'une langue, qu'un peuple, qu'une identité sans ambiguïté, en théorie du moins. En réalité, cette quête d'unité et d'uniformité masque la profonde diversité de la France, signalée par Fernand Braudel et d'autres, ainsi que la survivance des anciennes cultures, langues et identités.
Ces processus historiques d'édification nationale et étatique dans les deux cas culminent avec la création de l'État-providence correspondant aux Trente Glorieuses (1945-1975), qui marque le stade final de l'édification de l'État-nation. Avec la crise de l'État-providence des années 1970 tout commence à changer.
Les crises
La crise de l'État-providence est également une crise de l'État-nation dans ses fonctions de représentativité, d'efficacité et de livraison de services sociaux pour ses citoyens. C'est aussi une crise du système de production capitaliste basé sur le fordisme et le keynésianisme.
Les élites politiques et industrielles du monde occidental donnent deux réponses à cette crise : d'abord, la mondialisation économique, qui correspond à la réinvention des modes de production capitalistes, accompagnée par la diminution des barrières transfrontalières, mais aussi par l'adoption de l'approche que l'on appellera rétrospectivement néo-libéralisme; puis, en second lieu, mais liée à la mondialisation, la relance du processus de l'intégration européenne, avec le projet de marché unique de Jacques Delors. Finalement, la chute de l'URSS et du système soviétique bouleverse la situation géo-politique mondiale.
Ces transformations modifient profondément la situation des États-nations qui constituent encore la base du système politique. On commence à parler de l'«après État-
nation», d'une ère «post-nationale», de l'«État évidé», etc. C'est le «finisme» : la Fin de l'Histoire; la Fin du Territoire; la Fin de l'État-nation, etc.
En fait, ces visions apocalyptiques sont exagérées. L'État-nation existe encore, mais de façon transformée : la souveraineté est relativisée; les frontières sont plus perméables; le territoire est moins facilement identifiable; la domination de l'État est moins définitive; les identités des citoyens sont plus complexes. L'idéologie du nationalisme est plus imprécise.
Une réponse : la décentralisation
Quelles ont été les conséquences de ces changements pour le Royaume-Uni et la France ? Les deux pays ont été obligés de repenser et de redéfinir leur organisation politique et leur identité nationale.
D'abord, ils ont entamé des réformes de décentralisation : la France en 1982 mais relancées au cours des années 1990; le Royaume-Uni en 1998, après de nombreuses années de centralisation thatchérienne.
Pour la France, la décentralisation fut, selon François Mitterrand, une nouvelle façon d'exprimer l'unité de la République : en acceptant sa pluralité et sa diversité. Pour le nouveau Parti travailliste de Tony Blair, la dévolution est une façon de faire face aux défis des nouvelles données européennes et mondiales et de donner une nouvelle place aux nations et aux régions qui constituent le Royaume-Uni. Ces nouvelles données permettent d'envisager une solution à l'épineux problème de l'Irlande du Nord.
En second lieu, le vieux système de standardisation et d'uniformité de l'État providentiel est dépassé. Nous entrons dans une ère favorable à une politique d'asymétrie. En France, il existe aujourd'hui un «droit à l'expérimentation», prévu pour inciter les autorités locales à implanter des politiques publiques et même imaginer des formes institutionnelles particulières.
Au Royaume-Uni, on accepte qu'il puisse exister des divergences au niveau des politiques publiques et des variantes institutionnelles. L'asymétrie administrative de ce pays devient aussi une asymétrie politique avec les nouvelles institutions à géométrie variable en Écosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord. En Angleterre, il existe aujourd'hui trois systèmes de gouvernement local.
La notion de l'État même a changé, surtout en France. Ce n'est plus l'État régalien tout puissant, mais un État qui mobilise les acteurs de tous les niveaux pour mener à bien des projets codéterminés. Au Royaume-Uni, les rapports intergouvernementaux passent par des «concordats», c'est-à-dire par des gentlemen's agreements entre les différentes instances.
Que veut dire le mot «nationalisme» devant toutes ces transformations ? À vrai dire, l'identité nationale garde encore toute sa capacité de tenir la loyauté de ses citoyens. Cette identité se manifeste surtout au niveau des sports mais, parfois, à l'occasion de conflits armés comme la guerre des Malouines en 1982.
Les sondages démontrent que l'identité nationale est la plus forte de toutes les identités. Surtout en Angleterre (moins en Écosse ou au Pays de Galles), il existe une résistance à l'idée européenne et il est très peu probable que l'on votera oui pour entrer dans l'Eurozone. [...]
En France, ce qui change c'est l'attitude des élites qui, depuis 20 ans, cessent d'être unilingues et parlent de plus en plus anglais. Le vieux système jacobin est en train de craquer. [...] L'avenir est avec un nationalisme renouvelé et ouvert mais toujours capable de fournir les éléments d'enracinement identitaire à ses citoyens.
John Loughlin
_ Professeur titulaire dans le domaine de la politique européenne à Cardiff University, auteur de Subnational Democracy in the European Union (2004) et corédacteur de La Décentralisation dans les États de l'Union Européenne (2003)


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