Le Canada étouffe dans ses contradictions. Cela lui sera-t-il fatal ? Sans doute pas. Il ne faut pas sous-estimer le degré de dysfonction que peuvent endurer les populations. L’habitude de la médiocrité se prend d’autant plus aisément que la colère que soulèvent les blocus ferroviaires et les coups de gueule restent stériles. Au moment d’écrire ces lignes, fin février, il est difficile de prédire quel sera le dénouement de la crise. La violence que tous redoutent est loin d’être écartée. On la comprendrait sans la justifier à constater la condition misérable dans laquelle la population autochtone est tenue.
Certes, le pillage des ressources, justifié et encadré par un appareillage juridique et étatique, participe d’une entreprise de dépossession de type parfaitement colonial. Mais ce qui constitue l’essentiel de la condition autochtone au Canada, c’est d’abord le rapport d’indifférence à sa misère qui sous-tend toute discussion quant à sa participation à la société canadian. Les scandales à propos des féminicides, des réserves sans eau potable, sur les taux d’emprisonnement, ne servent jamais qu’à enrober de sensationnalisme les événements qui pointent de temps à autre et pour lesquels les commentateurs ont besoin de mots forts pour augmenter le bruit médiatique, le temps que ça dure. Le temps qu’une autre commission d’enquête déverse des millions de dollars pour étaler les bons sentiments.
Promesses brisées, mensonges d’État rejoignent la grossièreté des quolibets lancés dans les bouchons provoqués par les blocus ou, plus prosaïquement, depuis les estrades des arénas. Les autochtones luttent farouchement pour changer leur présence spectrale. Mais ils n’y parviennent que bien imparfaitement, englués qu’ils sont dans les structures tentaculaires d’une gestion bureaucratique qui a transformé leurs leaders en fonctionnaires et sous-traitants de la mise à distance, de l’enfermement dans les limbes civiques. Citoyens de deuxième ordre, pupilles de l’État, les peuples autochtones peinent à s’ériger en sujet de leur histoire.
Les crises périodiques leur en offrent quelques furtives occasions. Mais jusqu’à ce jour, les poussées de leur colère tellurique n’ont pas suffi. Il est fort probable que la crise actuelle se résolve par une autre entourloupette dont le Canada a le secret, c’est-à-dire par la reconduction de solutions éprouvées : en mettant de l’argent et en faisant des promesses que certains croiront encore pour un temps. Le temps d’user encore un peu plus les populations, le temps de les garder encore un peu plus à l’écart, non pas seulement dans des réserves paumées, mais d’abord et surtout dans les perceptions d’une majorité qui ne verra dans leur exaspération que les preuves supplémentaires que « ces gens-là » ne participent pas du monde commun. C’est le problème du Canada et c’est à lui de le régler.
La crise a détruit la crédibilité déjà flageolante d’un Trudeau qui aura bien du mal à placer sous un autre costume sa mine d’ahuri, incompétent et dépassé par les événements. Mais il n’est qu’un figurant dans une entreprise multiséculaire. Le Canada lui trouvera éventuellement un successeur. Et il faudra le laisser à ses contradictions. Les indépendantistes ont le devoir d’affirmer que nous avons mieux à faire que de subir et de mariner dans le marasme auquel nous condamne le carcan fédéral.
Plusieurs l’ont remarqué, au moment où le Canada montrait sa vraie méthode et sa manière de traiter avec les peuples autochtones, le gouvernement du Québec signait la Grande Alliance avec la nation crie. C’est l’exemple éloquent de ce que la sortie partielle de l’apartheid peut donner. C’est à l’initiative des Cris que les discussions ont été amorcées et qu’elles ont abouti à une entente forte. La politique québécoise converge ici avec l’auto-institutionnalisation de la nation autochtone comme sujet historique. Cela n’a pratiquement pas d’équivalent dans le monde, sauf peut-être au Groenland et dans le nord de la Scandinavie.
Il faut souhaiter pouvoir étendre aux autres nations des conditions et un contexte analogue à celui de la Grande Alliance. Pour y arriver, il y a encore beaucoup d’obstacles à surmonter, des obstacles internes, certes. Mais surtout, il faut tout mettre en œuvre pour sortir du cadre canadian qui façonne, instrumentalise et impose une conception des rapports avec les autochtones qui ne peut que nuire aussi bien à l’évolution des mentalités au Québec qu’aux nations amérindiennes que le Canada amalgame dans le terme générique de Premières Nations pour tenter de faire croire qu’il y a dans le regroupement bureaucratique un sujet historique. C’est pour contrer cette manœuvre que les leaders traditionnels finissent par placer en porte-à-faux les conseils de bande. Le Québec traite de nation à nation, le Canada ne négocie qu’avec des instances qu’il a conçues pour les rejeter de l’histoire.
La crise doit fournir une occasion aux Québécois et Québécoises de réfléchir aux conséquences politiques que leur impose le Canada dans ses rapports avec les autochtones. Non seulement nous inflige-t-il des dégâts considérables, mais encore et surtout dresse-t-il un écran conceptuel et juridique opaque qui brouille la compréhension des enjeux et pervertit les conceptions des rapports entre nos peuples. Le Québec peut faire mieux, peut faire autrement. Les nations autochtones du Québec pourraient ne pas avoir à subir leur enfermement dans les limbes de l’apartheid. Quand cesseront les convulsions de cette interminable crise, il sera encore temps de constater qu’il y a un gouvernement de trop dans cette histoire. Le Canada est une patente dysfonctionnelle et mortifère.
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