L'entrevue

Le retour au tribalisme

2006 textes seuls

Pour la philosophe Nayla Farouki, l'Occident est déchiré entre les forces de la tribu et les forces civilisatrices
En ce début du troisième millénaire, alors que les tensions entre l'Occident et le reste du monde ne cessent de s'intensifier, laissant pressentir un choc des civilisations, la philosophe et historienne des sciences et des idées Nayla Farouki a cherché à cerner les traits, les valeurs et les circonstances qui ont façonné l'Occident d'aujourd'hui, devenu la plus importante puissance politique, économique et militaire du monde.
Dans son dernier ouvrage, Les Deux Occidents (éditions des Arènes, 2004), Nayla Farouki montre comment l'Occident est parvenu à s'affranchir de cette logique tribale primitive qui continue à s'exercer en de multiples lieux de la planète. Elle fait aussi remarquer que, loin d'être infaillible, l'Occident trébuche et retrouve ses instincts tribaux archaïques dès qu'il se sent menacé ou victime d'injustice.
«Nous existons en tant que collectif avant d'exister comme individu, car l'homme est social avant d'être un homme», souligne-t-elle, désignant sous le vocable de tribus les collectifs humains. «La tribu donne à l'être humain-individu des repères, des normes, voire un sens à son existence. Elle fait en sorte que l'individu, dès son très jeune âge, sait qu'il a sa place à l'intérieur de ce cadre particulier pour le reste de sa vie. Et cette canalisation le rassure.»
Ainsi, chaque individu aura tendance à vouloir être dans une tribu. Le tribalisme fait donc partie de la nature humaine.
La tribu fonctionne comme un seul organisme et non pas comme un ensemble d'individus, précise Nayla Farouki. Les notions de liberté et d'individualité y sont inexistantes. «Tel un organisme vivant, la tribu n'a pas pour fonction d'assurer la survie et le bien-être des siens mais de protéger sa propre existence, et ce, aux dépens de la leur si nécessaire, écrit-elle. Sa règle première consiste à faire passer son propre intérêt avant les volontés et les désirs des individus qui la composent.» Ces derniers sont donc au service du collectif.
La tribu assure la cohésion de ses membres au travers d'un sentiment d'appartenance qui peut reposer sur une religion, une langue, une culture et des traditions communes. Elle est toujours manichéenne, prévient la philosophe née au Liban et qui vit en France. La tribu définit et situe le bien à l'intérieur de chez elle, et le mal à l'extérieur.
George W. Bush l'a très bien souligné ces dernières années en martelant dans ses discours que «celui qui n'est pas avec nous est contre nous». Le président américain a toutefois travesti la parole du Christ: «Qui n'est pas contre nous est pour nous», fait remarquer avec ironie Nayla Farouki.
Les rapports qu'entretiennent les tribus entre elles sont donc toujours de nature conflictuelle, car le seul moyen d'exister pour une tribu est de nier l'autre. «N'ayant comme finalité que sa propre survie et ses propres intérêts, la tribu n'a que faire de l'altruisme ou de la souffrance d'autrui. Elle se nourrit avant tout d'animosité, de méfiance, de compétition. La peur et la haine de l'autre sont les deux affects les plus puissants pour resserrer les liens entre les membres de la tribu.»
Toutes les guerres émergent de conflits entre des tribus, dans lesquelles les individus ont une appartenance si forte qu'ils sont prêts à tuer ou à mourir pour la tribu, explique Nayla Farouki, qui s'est interrogée sur ce phénomène «antibiologique».
La philosophe arrive bien à concevoir que l'être humain pourra sacrifier son instinct de survie pour des membres de sa famille. Mais elle comprend difficilement qu'un individu soit prêt à aller se tuer pour l'honneur ou la gloire d'une nation, voire pour défendre un collectif comme l'ont fait les kamikazes japonais ou comme le font encore aujourd'hui les kamikazes palestiniens et les terroristes islamistes, alors qu'il devrait plutôt assurer sa survie et celle des siens.
«Il semble donc exister un lien culturel symbolique aussi profond et même parfois plus profond que le lien familial, remarque-t-elle. Ainsi, pour les êtres humains, appartenir semble plus important que vivre.»
On constate que maints États-nations fonctionnent comme des tribus, en particulier les régimes dictatoriaux, mais aussi les partis politiques, certaines entreprises et même des ONG humanitaires qui se mettent à agir dans l'intérêt de leur groupe au lieu de travailler strictement pour la cause qu'ils sont censés servir.
L'Occident détribalisé
Selon Nayla Farouki, l'Occident a réussi à s'affranchir de la logique tribale grâce à deux acquis: l'institution politique inventée par les Grecs, et le système éthique apporté par le monothéisme.
Le politique désacralise le territoire puisqu'il le transforme en une grande administration. Il dissout ainsi les appartenances dans des institutions au sein desquelles la notion de pouvoir n'appartient plus à un individu - symbole apparent d'un clan -, car celui-ci est au service d'une institution abstraite qui incarne le pouvoir, explique la philosophe.
De plus, la démocratie, en accordant un vote à tous, a personnifié chaque individu, qui pouvait du coup décider contre son clan et ainsi commencer à se dégager de sa tribu, poursuit-elle.
Le monothéisme, quant à lui, a permis à l'humain de se libérer de ses allégeances tribales et d'acquérir la liberté individuelle, explique Nayla Farouki. L'individu prêtait désormais allégeance non plus à une tribu mais à un principe universel, le dieu du monothéisme. Or l'individualisme est le fait de pouvoir penser par soi-même, peu importe que sa pensée et ses actions soient en accord ou non avec la majorité du clan.
«L'individualisme, la prise de conscience de soi, n'est toutefois pas une tendance naturelle chez l'humain - qui ne naît pas rationnel, volontaire, libre, responsable - et sa mise en place exige une éducation laborieuse et une responsabilisation que l'individu ne souhaite pas entreprendre», prévient Nayla Farouki.
À ses yeux, la philosophie américaine se trompe en croyant que l'humain souhaite la liberté individuelle. «En fait, dans la majorité des cas, il ne la souhaite pas parce qu'elle est trop difficile à porter. La seule chose qu'il désire pour lui-même, c'est de pouvoir s'insérer à l'intérieur de son clan», dit-elle.
Une douzaine de nations développées en Occident ont réussi, au cours des trois derniers siècles, à établir un régime institutionnel fondé sur la liberté individuelle leur permettant de dépasser les rivalités tribales. Le reste du monde, soit l'Asie centrale - à l'exception de la Chine et du Japon, qui ont tiré leur épingle du jeu -, le Moyen-Orient et l'Afrique, demeure toutefois plongé en grande partie dans un tribalisme féroce. Entre autres raisons parce que l'Occident a voulu y construire des États-nations selon son propre modèle.
Un modèle que ces contrées n'ont pas compris parce qu'il exige une longue éducation, ou qu'elles ont carrément rejeté parce que leurs peuples ont l'impression qu'il leur est imposé par l'Occident, avance la philosophe. «Il faudrait "laïciser" les valeurs du respect des institutions politiques et démocratiques, c'est-à-dire les détacher de leur origine occidentale afin de les rendre applicables à toutes les cultures. Le simple fait de faire advenir liberté et démocratie dans ces contrées n'éliminera pas les tribus.»
Les deux Occidents
Lorsque Nayla Farouki parle des deux Occidents, elle renvoie au fait que l'Occident est constamment «déchiré entre les forces tribales et les forces civilisatrices».
Terres d'immigration, les pays riches ont notamment permis à diverses tribus de s'installer, de croître et de prospérer. Les grandes cités cosmopolites comme Paris ou New York ont ainsi laissé certains segments de leur population se ghettoïser: les Noirs dans le centre des grandes villes américaines, les Maghrébins et les Africains dans les banlieues françaises. «C'est le drame des sociétés occidentales qui n'ont pas compris que la tribalisation qu'elles essaient d'éviter revient par la force des choses avec l'inégalité des chances et la misère», affirme la philosophe.
Mais le plus regrettable, selon elle, c'est que les pays les plus civilisés ne donnent pas l'exemple de la manière de sortir de la tribu. «Puisqu'il est le plus riche, le plus intellectuellement développé, l'Occident devrait s'interdire l'utilisation du vocabulaire tribal», tonne-t-elle. Or, combien de fois entend-on parler de la fierté d'être Américain, de l'honneur et de la gloire du pays ainsi que du sacrifice pour la nation, autant de mots qui traduisent spécifiquement les caractéristiques de la tribu?
Plus que tout, Nayla Farouki craint que «l'identité occidentale se transforme en un véritable sentiment d'appartenance fondé sur la peur de l'autre et l'enfermement sur soi». Et dans ce cas, la fracture entre l'Orient et l'Occident risque de se muer en une redoutable guerre tribale.


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