Nouvelle contribution à la psychologie politique

Le Québec devant la glace : entre l’ajournement et l’abandon

On dirait que le Québec paie le prix fort de son « ajournement ».

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Pourquoi nous retirer et abandonner la partie,

quand il nous reste tant d’êtres à décevoir ? »

Émile Cioran, Syllogismes de l’amertume



La société québécoise se regarde dans un miroir. Si sa maturité politique
tarde à venir, elle se regarde via les autres et s’inquiète. Car le
mouvement affirmatif qui a présidé à sa modernité et qui l’a rendue fière
d’elle-même, la Révolution tranquille, connaît ses effets et ses limites.
Les acquis de cette révolution sont sans cesse remis en question et
nombreux sont les jeunes et moins jeunes qui ne semblent guère comprendre
pourquoi le Québec s’est modernisé. Quelque chose ne passe pas entre les
combats des plus vieux et les intérêts des plus jeunes : un lien s’est
brisé. Les luttes n’intéressent plus ceux qui veulent faire de l’argent
immédiatement et qui sont prêts à tout pour suivre le discours dominant.
Trop de nos jeunes, insensibles au travail de l’histoire, ignorant presque
tout des batailles du passé, ne cherchent qu’à s’étourdir dans la
technologie et à oublier. C’est ainsi que le Québec se regarde lui-même,
mais n’apprécie pas l’image que le miroir lui renvoie. Son passé difficile,
religieux et humiliant, revient le hanter souvent. On dirait que le Québec paie le prix fort de son « ajournement ».
Ce texte veut réfléchir aux effets de l’ajournement de soi-même dans la
réalité de l’abandon. En clair : il envisage le pire. Par artifice de
méthode, il accepte d’envisager le pire pour une société, à savoir son
déclin. L’image traumatisante d’un viaduc qui s’effondre implique plus que
la chute d’une structure : elle renvoie aussi l’image de l’érosion de ce
que les Québécois ont construit de plus solide durant les décennies
1960-70. Or pourquoi nos constructions tombent-elles ? Sommes-nous capables
de les entretenir ? Il ne faut pas être un grand clerc pour voir que les «
constructions » québécoises sont mises à rude épreuve, vacillent et parfois
s’effondrent. Malgré certaines réussites, il faut voir les faits. Qu’on
pense aux grands symboles : la sortie du Cardinal Ouellet témoignant d’une
Église qui se perd, les problèmes financiers de l’UQAM, la montée du privé
en santé, les échecs du système d’éducation, les scandales économiques et
politiques, le laxisme s’infiltrant dans les institutions, le déclin
démographique, le recul progressif et irréversible du français à Montréal,
la mise sur pied de la culpabilisante Commission Bouchard-Taylor sur les
accommodements par un gouvernement irresponsable et incapable de défendre la
laïcité de son réseau public, etc.
On pourrait dire que tout ne va pas si mal, mais notre thèse dit que
refuser la responsabilité que l’on a envers soi-même et envers les autres
s’appelle l’abandon. Que celui-ci est précédé par l’angoisse de la perte.
Les questions peu agréables qu’il faut se poser aujourd’hui sont les
suivantes : le Québec, qui a opté pour l’ajournement, est-il en train de
s’abandonner lui-même ? Si oui, quelles sont les causes ? Et si le Québec
s’abandonne lentement, cela signifie-t-il qu’il ira inéluctablement vers sa
fin ?
Disparition de la figure d’autorité
On relèvera d’abord que la Révolution tranquille, qui devait libérer les
citoyens opprimés par la religion, a produit, sur 40 ans, un effet pervers
: la disparition de la figure d’autorité. En effet, en chassant tous les
prêtres de la vie publique, l’on a chassé du même coup toutes les figures
symboliques d’autorité. Nous avons choisi la liberté et nous récoltons
aujourd’hui les fruits de ce renversement ultra-rapide de la tradition dans
la modernité. La figure d’autorité, que ce soit celle du père, du
professeur ou du policier, a disparu au profit d’un relâchement, d’un
laxisme, d’un « chacun pour soi ». Toute autorité au Québec est suspecte,
ce qui entraîne un manque de respect envers les lois et les principes et la
société dans son ensemble. Ce n’est pas être de droite, « réactionnaire »
ou moralisateur que de relever l’absence de civisme et d’entraide dans
notre société. Qui aujourd’hui peut dire sans rire que notre société est
respectueuse, polie, prometteuse, juste et équitable ?

Échec de la fonction paternelle
La disparition de la figure de l’autorité trouve sa correspondance dans
l’échec de la fonction paternelle. En psychologie, la fonction paternelle
est décisive puisque c’est la fonction de l’interdit incarné par les
parents que doivent intérioriser progressivement les enfants durant leur
développement. L’interdit est décisif puisqu’il permet de tracer des
limites aux pulsions afin de favoriser l’apprentissage de la vie sociale.
Un enfant qui ne respecte pas ses parents (ou l’autorité) connaîtra
inévitablement des problèmes sociaux, car il n’aura pas intériorisé la loi,
l’interdit, c’est-à-dire ce qu’il ne faut pas faire. Il connaîtra des
difficultés à devenir adulte. Il ne pourra pas se choisir lui-même et
envisager son avenir, car il attendra que quelqu’un d’autre lui indique la
bonne direction. Si la fonction paternelle est affaiblie, alors les jeunes
auront besoin de « policiers » pour tracer à leur place des limites… Et,
incapables de choisir, n’agissant que par l’autre, ils attendront…

L’ajournement de soi-même à l’infini

Il appert que la disparition de toute autorité et l’échec de la fonction
paternelle à inculquer le sens de la loi rendent la société vulnérable,
instable et immature. Or, que fait l’individu immature et instable ? Il se
regarde mais il est incapable de se prendre en main, de respecter les
autres et de relever les défis de la responsabilité. Il pense construire,
mais il ne se sent pas impliqué dans l’avenir. En politique, devant le
grand miroir, les citoyens formés dans l’ajournement auront tendance à
banaliser l’instant du choix. Ils riront de ce qui importe pour les grands.
L’ajournement est le nom que l’on doit donner à la position de repli de
celui qui ne veut pas choisir lui-même son avenir et qui remet à plus tard
l’obligation de s’assumer. L’ajournement, ce n’est pas une démission ni un
renoncement, c’est plutôt une mise entre parenthèses ou une suspension du
choix. L’intéressant, c’est que lorsque l’on s’ajourne soi-même, les autres
ont un intérêt soudain à choisir pour nous et à poursuivre leur
développement. L’ajournement repose sur la peur de l’échec.
Réalité de l’angoisse et du sentiment d’abandon
Quand une société s’ajourne sans fin et refuse de s’assumer, elle court
le risque de s’abandonner. Il s’agit du dernier et du pire scénario, bien
sûr, d’une sorte de pulsion de mort « sociale ». Le signal clair de cette
possibilité se trouve dans l’angoisse du choix. L’angoisse est un sentiment
d’étrangeté devant la possibilité, c’est-à-dire d’un vertige devant les
hauteurs exigées par l’avenir. Ce qui angoisse, c’est précisément la
liberté du choix, celle qui veut qu’en agissant l’on puisse choisir le mal.
La possibilité du retour du mal, à l’intérieur d’une société sans religion,
revient « hanter » la conscience de jadis et affoler la raison. On ressent
l’angoisse devant la peur d’une perte.
Or la réalité de l’abandon est vécue lorsque l’on refuse un destin trop
lourd pour soi et que l’on reconnaît son incapacité à changer les choses.
L’abandon, qui est renoncement, concession, capitulation, se produit
lorsque l’on se désolidarise lentement des siens. Est abandonnée la
personne seule ; la personne sans famille. Est abandonnée la personne
pauvre, sans langue ; la personne qui critique sans comprendre. Est
abandonnée la personne qui a peur de parler et d’agir ; la personne qui
préfère le passé rassurant au futur engageant. La personne, élevée dans
l’abandon, n’aura pas de difficulté à abandonner les autres en retour.
L’abandon, c’est un peu le mot de la fin.
Contre la pensée de la fin et du pire…
La société québécoise connaît-elle les effets de son ajournement dans
l’abandon ? Le repliement identitaire tire-t-il à sa fin ou commence-t-il ?
Où en sommes-nous précisément dans le cycle des hauteurs, nous qui ne
voyons plus l’intérêt de faire des enfants, de défendre notre culture et de
protéger l’environnement ? Si certaines de nos infrastructures tombent, si
plusieurs de nos jeunes ne comprennent plus leurs parents et leurs
grands-parents, si nos jeunes adultes n’ont plus d’enfants, si les petites
familles ne voient plus l’intérêt d’inculquer la politesse, si les
institutions publiques ne protègent plus les principes universels, laïques
et démocratiques, si les quartiers ne favorisent plus l’intégration des
arrivants, si le français ne mérite plus de protection, si l’histoire est
devenue trop compliquée à raconter, etc… la pensée nous oblige à envisager
la fin et le pire.
Mais il y a tout de même dans ce scénario de déclin appréhendé une bonne
nouvelle : le pire implique la possibilité de l’espoir, du meilleur et du
redressement. Gaston Miron, dans un poème tiré de L’Homme rapaillé, écrit
ces vers peu cités :
« aujourd’hui debout droit

demain couché brisé

je mourrai d’avoir été le même

je serai une ligne à même la terre

n’ayant plus d’ombre

ô mort

pays possible »
Envisager aujourd’hui la réalité du pire, c’est savoir qu’il faut changer
soi-même quelque chose de son vivant, et cela dans la mesure du possible.
Envisager le pire, c’est vivre encore. Quand on s’est bien regardé dans la
glace, il faut se préparer à sortir dehors...
Il me semble que le temps, justement, devrait être au travail, à l’effort
collectif et à la construction d’une petite société plus responsable
d’elle-même, aujourd’hui pour demain.
Dominic DESROCHES

Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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5 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    8 décembre 2012

    Salut,
    Votre article est très intéressant, je vais tout de suite le transmettre à une collègue qui semble être sur la même longueur d'onde que vous et je suis sure qu'elle m'en sera reconnaissante. Un grand merci pour ces infos et le temps passé pour regrouper ces réflexions. Je serais interessée d'avoir la chance de vous relire à ce propos bientôt. Encore merci .
    Patrizia

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  • David Poulin-Litvak Répondre

    9 décembre 2007

    Ce qui est sûr, dans tous les cas, c'est que la conscience historique ne peut pas nuire. Un des moyens de hausser ce niveau de conscience serait d'accorder un statut particulier à la culture québécoise. Je soutiendrai, dans un autre texte, comme l'a d'ailleurs mentionné Michel Gendron dans sa dernière chronique, qu'il serait légitime d'offrir des cours de culture québécoise et d'histoire québécoise aux nouveaux-arrivants, mais je vais plus loin et propose même d'accorder un statut particulier à certains cours qui forment la fibre culturelle de la québecité (français, littérature québécoise, histoire québécoise et culture québécoise), rendant ces cours collégiaux et universitaires gratuits et ouverts à tous. Cela, je crois, se justifie par le large constat que met en exergue M. Desroches et plusieurs autres auteurs du site Vigile.
    Félicitations encore une fois pour vos textes soutenus, pertinents et originaux dans leur approche.

  • Dominic Desroches Répondre

    8 décembre 2007

    Je me dois de répondre ici aux remarques lumineuses qui se trouvent sous mon texte. Je remercie d'abord les auteurs, car leurs propos sont riches et pertinents. Ils me donnent des idées nouvelles.
    Ouhgo, qui sait aussi trouver les mots pour le dire, soulève une question décisive : comment intéresser, à l'autre bout du spectre, des jeunes qui n'ont pas connu les avancements rapides du Québec moderne ? Je pense qu'une société responsable sait, notamment par l'enseignement de l'histoire, rattacher ses générations dans des objectifs communs. L'oeuvre inachevée pourrait être le titre d'un petit article à la fois poétique et historique, car la citadelle, pour parler comme Antoine de St-Exupéry, n'est pas terminée... Une citadelle se construit lentement et doit servir à plusieurs générations.
    Sans surprise, David Litvak formule aussi une critique intéressante que je comprends ainsi : les enfants sans père, produits par la Révolution tranquille, pourraient-ils se relever et accomplir le travail que n'ont pu terminer leurs pères eux-mêmes ? Je ne sais pas. Les Québecois, avant de faire une nouvelle révolution, ne doivent-ils pas assumer pleinement celle qu'ils ont réalisée il y a quarante ans et l'expliquer à leurs enfants et petits-enfants ? Le rôle des enfants, par suite, sera de chercher à bien comprendre, pour la poursuivre, l'oeuvre inachevée de leurs parents. Quand cela se produit dans l'histoire, on ne voit plus la boue sous la fleur de lotus...

  • David Poulin-Litvak Répondre

    7 décembre 2007

    Il y aurait beaucoup à dire sur ce texte. Tout d’abord, soulignons un important souci de réalisme. En effet, on ne saurait s’aveugler devant la fait que le Québec est une société sur le bord du sucide. En effet, c’est une société qui s’abandonne, se délaisse, mais, en même temps, il faut aussi souligner que les grandes réalisations ne peuvent que naître d’un tel état. Les lotus naissent de la boue, et c’est ainsi qu’il faut voir la situation au Québec.
    L’enfant sans père, selon mon expérience, il est vrai, ne se soumet pas à l’autorité, il peut, par cela, tomber dans une rébellion sans sens, anomique, sans issue, mais il peut aussi, dans cette rébellion, trouver un sens supérieur à celui de ses pères. Je crois donc qu’il importe d’être réaliste, mais de doubler ce réalisme, aussi, de la réalisation qu’il ne pourra y avoir de Québec indépendant sans dépassement, sans révolution qui marque le passage d’état sociétal anomique vers un état sociétal signifiant.
    Le terme révolution ne doit pas être compris dans son sens un peu loquace, celui de la prise des armes et d’un soulèvement populaire faisant fi de l’ancien régime, mais plutôt, il doit être pris dans un sens de changement majeur. Pour moi, il importe de souligner que cette révolution ne peut et ne doit être faite par la génération du baby-boom, mais que c’est inévitablement celle qui suivra, la génération montante, qui en sera le fer de lance.
    J’en tire comme corollaire que cette révolution, cette revivification de la démocratie, de la culture et de la pensée québécoise, requerra un temps. Je ne crois pas que les conditions existent présentement au Québec, pour réaliser ce changement, notamment parce qu’il n’y a pas de projet de pays. En revanche, l’heure est à la réflexion profonde, pour formaliser et présenter ce projet de pays.

  • Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre

    7 décembre 2007

    Monsieur D.D.
    Vous le dites toujours si bien. Et vous côtoyez la jeunesse. Ce bout du spectre, vous le connaissez bien. J’ai pensé un temps que nous n’avions tout simplement pas encore trouvé la manière de faire voir la lumière à cette jeunesse. Mais vous semblez d’avis que les générations montantes ont délibérément choisi d’ignorer le passé québécois, humiliant.
    Cela signifie que les générations précédentes, nous, qui sommes encore vivants, et qui souhaitons que vive ce patrimoine français d’Amérique, unique au monde, devons inventorier nos propres forces, entre nous. Si nous réussissions, avant de partir, à rendre attrayante cette œuvre inachevée, si nous parvenions à mettre en chantier pour les « ajournés » un petit pays tout neuf, admiré dans le monde et devenu modèle respecté au lieu d’une tribu de « losers », se pourrait-il que nos descendants y trouvent la motivation pour s’atteler ensemble à faire luire fièrement ce joyau qu’avaient commencé à polir les colons français?
    Si c’était vrai, c’est l’autre bout du spectre de la nation qu’il faut convaincre. Ceux qui refusent la perte du Canada que nos ancêtres ont fondé. Ils sont un million à refuser d’abandonner leur citoyenneté canadienne. Éric S.(blogue du P.Q.) croit pouvoir argumenter que le Canada est une illusion dont il faut se défaire. Comment pourra-t-il les amener à rompre ce lien sentimental s’ils ne voient pas le projet assimilateur qui s’accélère? Comment leur ouvrir les yeux devant la charge qui a été sonnée par le rouleau compresseur contre notre différence? Parce qu’en somme, notre tribu est méprisée comme la mouche du coche. Dans l’attelage tout puissant des visées hégémoniques anglosaxonnes, nous sommes constamment une nuisance pour le cheval, pour le cocher, pour les roues du carrosse et même pour le pavé. Nous sommes à éliminer. Sur cette réalité, qui saura faire l’unanimité entre tous les membres de la nation? Comment réaliser tous ensemble, qu’il faut quitter cette fonction ridicule et construire notre ruche à nous, qui produira sans entraves un miel désirable à l’humanité, pour lequel nous serons respectés?
    Ces questions sont-elles du ressort de la psycho, de la socio, de la philo? C’est en tout cas politique et urgent.