De bon matin, dans un corridor du métro, un vieil homme d’allure fragile traîne les pieds en prenant appui sur ceux de sa marchette. Il a le visage blanc, les yeux jaunes, la mine basse. Plus lent qu’un escargot fatigué, il porte sur ses épaules un blouson rouge de l’équipe automobile Ferrari, symbole par excellence de la vitesse. Au rythme où il progresse, faute d’accès adaptés aux handicapés, arrivera-t-il à remonter jusqu’à la lumière du jour avant que la nuit ne l’avale ? En le doublant avec mon livre sous le bras, je me le suis demandé.
Chacun à notre façon, nous traînons sur notre dos le poids des illusions d’un monde qui se croit plus rapide et meilleur, mais qui ne cesse de trébucher dans des erreurs qui germent du passé. Ces jours-ci, j’ai lu dans le métro un livre d’Alexandre Dumas. Pas celui auquel vous pensez, l’Alexandre Dumas de la télé, responsable durant des années des chiens écrasés, toujours à cheval sur les trémolos de sa voix compassée. Non, plutôt un autre Alexandre Dumas, un jeune historien qui n’a d’ailleurs rien d’un d’Artagnan tant il craint de ne pas être assez mesuré à la moindre de ses timides avancées.
Cet Alexandre Dumas historien a consacré une étude à un obscur abbé québécois du nom de Pierre Gravel. Nous voilà devant un croyant sincère doublé d’un raciste, d’un antisémite, d’un xénophobe, d’un homophobe et d’un amateur de dictateurs bien droits dans leurs bottes. Doux Jésus, que de temps consacré à pareil individu !
En 1938, l’abbé Gravel en appelle à une révolution de droite, jugeant que la gauche a trop de morts sur la conscience. À partir de combien de morts la conscience des uns et des autres se donne-t-elle le droit d’oublier ses semblables ? L’abbé Gravel ne s’inquiète des Juifs qui font l’objet de massacres en Allemagne que pour dénoncer leur accueil éventuel au Canada. À la fin de ses conférences tonitruantes, Gravel dresse le bras en l’air, semblable alors à un petit führer. Ce n’est pas à la façon des fascistes qu’il agit ainsi, dit-il, mais au nom de l’Église elle-même.
Toute l’histoire des religions est hélas remplie de la grandeur de pareils serviteurs. Au point que l’on se demande parfois si le curé Meslier, cet esprit des Lumières, n’avait pas un peu raison de professer qu’« il faut pendre le dernier roi avec les boyaux du dernier prêtre ». Heureusement, l’esprit des Lumières reste d’abord attaché à la défense de la tolérance, un principe qu’on chercherait en vain chez ce curé Gravel. Mais pourquoi parler de lui ?
Influent dans les milieux populaires de son temps, cet oublié né en 1899 à Château-Richer, près de Québec, est fasciné par le Moyen Âge. Dans les cathédrales de la douleur qui s’élèvent au XXe siècle grâce à l’industrialisation des procédés pour tuer, le ciel de l’abbé Gravel comporte des étoiles du nom de Salazar, Franco, Mussolini et Pétain. Après la guerre, Gravel appuie le gouvernement de Maurice Duplessis dont il devient vite l’ami. En 1949, lors de la célèbre grève de l’amiante, il peste contre les grévistes forcés de respirer le parfum de leur propre mort. « Le patron a le droit de commander et l’ouvrier le devoir d’obéir », répétera-t-il. Syndicaliste, Pierre Gravel l’est pour autant que les ouvriers se proposent comme leurs patrons de célébrer leur union dans un effort commun de soumission à la nation. Cet abbé milite en fait comme d’autres pour l’instauration d’un modèle politique d’inspiration fasciste où la société serait purgée de ses luttes sociales au nom d’une fable capable de gonfler le moral national.
Dans les années 1950, ce charmant personnage se réjouit de la flambée d’intolérance à laquelle donne lieu le maccarthysme aux États-Unis. Il intrigue volontiers auprès de Duplessis, comme l’historien Robert Rumilly, son ami, afin qu’on mette en prison sans tarder des gens qui ont le tort de ne pas penser comme lui. Ses yeux tournés vers le ciel ne se formalisent pas des bombes qui en tombent au Vietnam. Au début des années 1960, l’abbé Gravel renonce à son idéal indépendantiste par crainte du spectre de gauche que représente à son sens l’arrivée d’hommes tels que René Lévesque et Pierre Bourgault. Pour lui, le pays est avant tout l’affaire d’un vieux parti pris envers tout ce qui exclut plutôt que ce qui rassemble.
Mort en 1977, jugé excellent orateur en son temps dans les milieux populaires, l’abbé Gravel ne s’est pas spécialement signalé par sa production écrite, ni au fond par une influence décisive sur ses contemporains, à la différence d’un Lionel Groulx dont il reprend, pour les pousser plus loin, une partie des thèses.
Alors, pourquoi parler de cet individu ? Tout simplement parce que la place que l’on fait occuper au passé dans notre présent offre souvent des lumières intéressantes sur la culture de notre temps. Aussi le livre d’Alexandre Dumas, publié à l’enseigne des éditions du Septentrion, a-t-il le mérite de faire découvrir un homme dont les vues sociales rappellent à la mémoire de chacun la sombre époque d’un certain Canada français où plusieurs s’employaient à repousser au loin le rationalisme, l’universalisme et l’idée de progrès associé à l’esprit des Lumières. Un jour, il faudra bien prendre le temps nécessaire pour cesser d’excuser pareilles dérives et considérer que la pire des idéologies, hier comme aujourd’hui, trouve preneur ailleurs autant qu’ici.
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