Le passé est imprévisible. D’une certaine manière, on ne sait jamais de quoi il sera fait. Au fil des ans, la mémoire d’un peuple comme celle d’une civilisation se métamorphosent. L’événement glorieux de la veille est honni aujourd’hui, à moins qu’il ne soit simplement oublié. Une banalité d’avant-hier peut inversement se retrouver au cœur de la conscience contemporaine. C’est que la mémoire est un champ de bataille, et celui qui maîtrise les codes du passé a toutes les chances de maîtriser les leviers du présent. Il y a des guerres idéologies pour définir la mémoire collective.
On l’a vu dans les sociétés occidentales avec la question de la repentance, lorsqu’on a cherché à développer chez elles un réflexe pénitentiel et une forme de honte de leur expérience historique. On les pousse à l’autoflagellation identitaire en voulant ainsi les convaincre de faire table rase de leurs institutions et de leurs mémoires pour repartir à neuf dans la grande utopie globaliste et multiculturelle. Depuis trente ans, peut-être même quarante ans, en fait, on a tendance à cultiver une forme de mémoire négative en réduisant l’histoire de nos sociétés aux pages noires qu’elles portent.
Si on préfère, la mémoire collective jamais pure : elle est investie de passions, de mythes, et souvent, d’une charge sacrée. Il ne peut pas y avoir de mémoire absolument pure, absolument objective, et pour cela définitivement fixée. Cela ne veut évidemment pas dire qu’elle est seulement le fruit d’une manipulation politique ou d’une construction idéologique. Cela ne veut pas dire non plus qu’il n’est pas possible de mener un travail historique honnête pour éclairer le passé et mieux le comprendre, et surtout, comprendre comment il pèse sur nous. D’ailleurs, au-delà des querelles partisanes, on pourrait dire de la mémoire qu’elle a sa propre vie.
Quelquefois, des souvenirs refoulés ou étouffés remontent à la surface. C’est un peu ce qui arrive aujourd’hui avec la mémoire de la 1ère guerre mondiale, dont on commémore les cent ans en 2014. Il y a quelques années encore, la première guerre mondiale était à peu près oubliée. Si on évoquait de manière rituelle les derniers poilus et l’expérience des tranchées, elle n’existait plus qu’à la manière d’une répétition générale conduisant à la deuxième guerre mondiale. C’est un peu comme si la deuxième guerre écrasait la première, qui n’existait plus qu’à la manière d’un prélude aux horreurs du totalitarisme.
Et pourtant, la mémoire de la première guerre remonte aujourd’hui à la surface. Les commémorations engagées dans la totalité des pays belligérants contribuent évidemment à ce réveil de la mémoire. Chaque pays doit en quelque sorte remettre à jour ses souvenirs de la grande guerre. La remarquable série Apocalypse, diffusée depuis lundi dernier par TV5, participe à cette effervescence de la mémoire. Comment expliquer ce retour de la première guerre dans la mémoire collective ? Suffit-il qu’un événement historique trouve sa place dans un calendrier commémoratif bien construit pour trouver sa place dans l’espace public?
Il y a peut-être ici autre chose : on sent que la première guerre, à bien des égards, marque un bris intime de civilisation, que c’est avec elle qu’a commencé le suicide de la civilisation européenne. C’est avec 1914 que s’effondre le vieux système de régulation des conflits qui structurait l’ordre européen et que la guerre de masse impose ses droits. C’est un peu comme si de vieilles digues civilisatrices, qui contenaient l’expression de la violence sans pour autant la censurer, venaient de céder. La première guerre massifiait la violence, un mouvement accentué, évidemment, par le décalage entre le paradigme militaire dominant dans les états-majors, d’un côté, et la mobilisation de masse et les innovations technologiques, de l’autre.
Pour nos contemporains, la Grande guerre a aussi un caractère radicalement incompréhensible. Comment des hommes pouvaient-ils partir au front avec enthousiasme? L’humanité d’aujourd’hui peine à comprendre celle d’hier. Comme si une coupure définitive nous séparait des hommes de 1914. Au pire, nous les condamnons, au mieux, nous en avons pitié. Mais nous ne cherchons plus à comprendre ceux qui, à travers les tueries et la barbarie, ont souvent fait preuve d’un héroïsme admirable. Comme s’ils étaient d’une autre espèce. Se pourrait-il que cette commémoration nous amène à vouloir enfin comprendre les raisons pour lesquelles les hommes vibraient alors pour un patriotisme exalté?
Ce vaste exercice commémoratif sera passionnant. On peut se demander de quelle mémoire collective il accouchera. Comment les commémorations de la guerre en France et en Allemagne pourront-elles s’accorder ? La guerre de 1914-1918 a marqué la fracture radicale d’un Occident qui a alors perdu le sens de ce qu’on pourrait appeler son unité spirituelle ou si on préfère, son unité civilisationnelle. La commémoration de cette catastrophe existentielle et humaine pourrait-elle paradoxalement conduire à la découverte d’une forme de patriotisme de civilisation qui ne chercherait plus, cette fois, à renier les nations?
Le passé imprévisible de la Première Guerre mondiale
L'utilité de l'histoire
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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