Sale temps pour les penseurs. Données scientifiques majeures diffusées en douce, poursuites judiciaires visant à faire taire des esprits critiques, destitution de fonctionnaires gênants, muselage de scientifiques cherchant à des endroits politiquement incorrects, condamnation sur la place publique d'intellectuels hors norme... Depuis le début de l'année, les signes d'atteinte à la libre circulation des idées se multiplient étrangement un peu partout au pays. Comme ailleurs dans le monde occidental d'ailleurs. Et forcément, ces caillots en formation dans les artères de la connaissance font résonner de plus en plus fort une question: sommes-nous en train d'entrer collectivement dans une nouvelle ère d'obscurantisme?
«Il y a un risque réel», s'inquiète Pierre Noreau, président de l'Association francophone pour le savoir (ACFAS) qui a mis en ligne sur son site Internet une pétition contre cette culture émergente du secret et de la noirceur. Scientifiques, penseurs et simples passants sont invités depuis ce matin à la signer. «C'est un geste nécessaire, poursuit-il. Les derniers mois ont mis en évidence cette tentation de l'obscurantisme qui est plus forte que jamais, et nous devons réagir.»
Le phénomène semble d'ailleurs avoir été stimulé par l'humidité de l'été et ses ciels sombres orageux. Des preuves? En deux mois, le gouvernement fédéral a en effet orchestré la sortie en catimini de deux importants rapports scientifiques financés pourtant avec des fonds publics. Le premier, une analyse exhaustive des risques sanitaires associés aux changements climatiques qui pourraient affecter le Canada, a vu ses 500 pages dévoilées par l'entremise d'un communiqué de presse laconique, le 31 juillet, à 16h30, au coeur des vacances de la construction.
Hasard ou coïncidence, la sortie de ce rapport, initialement prévue au début de l'année, a été retardée pour tomber au beau milieu de l'été, la campagne de promotion du document au pays a été annulée sans explication, et Santé Canada, le ministère qui a commandé cette étude, n'a toujours pas décidé de mettre ce rapport en libre accès sur son site Internet.
Les auteurs dudit rapport ne se sont pas gênés pour s'en indigner. Début août, dans les pages du Devoir, l'un deux, Colin Soskolne, de l'École de santé publique de la University of Alberta, a d'ailleurs comparé la sortie estivale d'une enquête aussi importante aux tactiques de dissimulation de faits qui font encore les beaux jours des républiques de l'ex-URSS. Pour lui, le Canada fait aujourd'hui aussi bien que l'Azerbaïdjan, en matière de transparence, comme pourrait d'ailleurs le confirmer le traitement réservé à un deuxième rapport portant sur les coûts sociaux du transport au pays. L'enquête fédérale, un projet de cinq ans qui a mis des dizaines d'experts à contribution pour mesurer les dépenses collectives liées à la congestion automobile et à la pollution de l'air, a été délicatement diffusée par Ottawa. Sans tambour ni trompette, fin août.
Cette timidité à rendre publics des faits n'est pas un sport en expansion seulement de l'autre côté de la rivière des Outaouais. L'administration publique du Québec l'a aussi alimentée le printemps dernier avec le rapport quinquennal de l'Office québécois de la langue française (OQLF) sur la situation du français au Québec. Quantifiant un certain recul de la langue de Molière sur l'île de Montréal, le document a été dévoilé en effet après quelques fuites et surtout un an de retard, dans une logique apparente de «camouflage», de «paranoïa» et de «secret», ont dénoncé plusieurs ténors de la libre circulation des idées, à l'époque. Et tous ces ingrédients ont bien sûr attisé la controverse et les soupçons d'obscurantisme.
La tentation du secret
Culte du secret. Dissimulation de données publiques. Ou encore mise au placard de rapports pas vraiment en harmonie avec les plans gouvernementaux -- la disparition des documents liés au protocole de Kyoto sur le site d'Environnement Canada au lendemain de l'élection de conversateurs, en fait partie --, le phénomène n'étonne pas l'historien Martin Pâquet, de l'Université Laval, qui rappelle que «l'obscurité a été au coeur de la pratique des gouvernements du Moyen-âge au XVIIe siècle. Or, de plus en plus, on voit que les gouvernements ont tendance à retomber dans cette obscurité sous prétexte que la culture de la transparence ne permettrait pas d'avoir des pratiques de gouvernement efficace», dit ce spécialiste de l'histoire de la pensée scientifique au Québec.
Montré du doigt: l'individualisme ambiant qui, selon lui, rendrait aujourd'hui les États modernes pas forcément ingouvernables «mais plutôt complexes à gouverner». Se construisant par autoréférence, poursuit-il, les citoyens sont aussi de plus en plus informés, souvent par l'entremise de canaux d'information non traditionnels et plus difficiles à contrôler. «Dans ce contexte, les gouvernements sont pris devant une double contrainte: sur des enjeux scientifiques complexes par exemple devant lesquels les gens peuvent se sentir dépourvus, dit l'historien, la transparence peut alors alimenter la peur et nuire à l'"agenda" politique d'un gouvernement.»
Dans ce contexte, la tentation du secret peut alors être grande, mais circonstancielle, estime le politicologue Louis Côté, de l'École nationale d'administration publique (ENAP), qui est loin de considérer comme menaçante la montée récente de l'obscurantisme. «Quand on y pense bien, il y a plus de transparence aujourd'hui qu'il n'y en a jamais eu, dit le directeur de l'Observatoire de l'administration publique. En 1930, au Canada, on ne parlait pas de gouvernance [soit une gouverne partagée par tous les acteurs d'une société], mais de gouverne sous le sceau du secret. Il y avait transparence zéro. Aujourd'hui toutefois, les attentes en matière de transparence sont plus élevées, ce qui, par effet de contraste, peut donner l'impression qu'il y en a moins qu'avant.»
Une noirceur en mouvement
L'impression est tenace. Elle n'est aussi pas seulement locale mais aussi «globalisée», ajoute Pierre Noreau en évoquant les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne ou encore l'Allemagne comme autres terreaux fertiles à l'obscurantisme. Des terreaux sur lesquels les appareils gouvernementaux cultivent la noirceur, mais tout comme le secteur privé, les universités, les citoyens lambda... «Aujourd'hui, chercher à comprendre le monde est devenu une activité à risque», dit-il.
La prolifération, ici comme ailleurs, des poursuites bâillons, les fameuses SLAPP (pour Strategic Lawsuit Against Public Participation) en serait d'ailleurs pour lui une autre preuve. «C'est une façon de favoriser l'autocensure chez les individus qui pensent et réfléchissent sur des faits», dit M. Noreau.
Cette intimidation judiciaire, les auteurs du livre Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique (Écosociété) y ont d'ailleurs goûté au début de l'année. Coup sur coup, l'entreprise Barrick Gold, au Québec, et Banro Corporation, en Ontario, ont traîné les auteurs du livre devant les tribunaux pour atteinte à leur réputation. Plusieurs documents dénichés et publiés par les auteurs mettaient en cause ces entreprises minières qui, depuis, réclament des millions de dollars en dommages. Et dans ce contexte, «la possibilité de tenir un débat conséquent à ces documents est mis en péril», ont indiqué en août dernier William Sacher, Alain Deneault et Delphine Abadie, le trio derrière l'enquête, dans une lettre d'opinion publiée par Le Devoir.
Avant eux, l'Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA), poursuivie par l'American Iron & Metal, ou encore des citoyens de l'Outaouais militant pour la fermeture d'un dépotoir avaient également été soumis à la médecine de la SLAPP qui se pose désormais en véritable grain de sable dans un système de connaissance pourtant fruit d'une longue et dure évolution. «Aujourd'hui, les gens ont la possibilité de consacrer leur vie à chercher à comprendre comment fonctionne notre monde, poursuit le grand patron de l'ACFAS. Mais pour que cela fonctionne, il faut respecter les règles du jeu en s'assurant que les résultats de leur travail soient partagés.»
Le politicologue Louis Côté le croit aussi, comme il croit d'ailleurs que les signes actuels d'une certaine résurgence de l'obscurantisme ne devraient toutefois pas être perçus comme un retour en arrière, mais plutôt motiver un mouvement collectif vers l'avant. «Quand on s'attaque à la libre circulation des idées, c'est le projet démocratique que l'on met finalement en péril, dit-il. Or, la démocratie, c'est un processus, pas un état stationnaire et, pour continuer à avancer, il lui faut plus de transparence et de débats ouverts.» Un plus qui s'obtient avec une recette maintes fois éprouvée: de la lumière, beaucoup de lumière qui finalement est le seul moyen de lutter contre le noir.
Le nouvel obscurantisme
Le Canada serait-il en train d'entrer dans une autre Grande Noirceur?
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