La justice, nous dit-on depuis mille ans, doit être rendue en public pour être honnête. Cela veut dire admettre les citoyens dans la salle d'audience. Et décliner son identité pour être reconnu de tous quand on s'avance à la barre pour accuser quelqu'un, pour réclamer un droit ou simplement pour dire «la vérité».
Cela veut dire le faire à visage découvert, pour que chacun puisse savoir qui parle. L'accusé, qui joue sa vie. Le juge, qui l'écoute. Et le public, dans la salle, qui pourrait le contredire ou le confirmer.
Depuis des décennies, les tribunaux d'appel nous disent par ailleurs qu'il est malaisé de remettre en question l'appréciation des témoignages par un jury ou par un juge qui ont eu le bénéfice de voir et d'entendre, en personne, les témoins. C'est peut-être la phrase la plus répétée de toute la jurisprudence d'appel canadienne.
Mais aujourd'hui, pour respecter ceux qui pratiquent la forme la plus obscurantiste de la religion musulmane, il semble que tout ceci ne soit plus si important: tant le fondement public de la justice en Occident que cet avantage naguère incomparable qui consiste à voir le témoin.
Après tout, même si la femme est voilée, on la voit, non? On voit ses gestes, on entend sa voix...
C'est du moins ainsi que l'entend la Cour d'appel de l'Ontario, qui est un peu considérée comme la Cour suprême B dans les milieux juridiques canadiens.
La Cour, dans son jugement de mercredi, nous dit que la règle est de permettre le témoignage voilé et l'exception, de l'empêcher.
Je suis totalement en désaccord.
* * *
Jugement nuancé, insiste-t-on. Sans doute l'est-il. Il est aussi, surtout, l'expression de la mentalité juridique canadienne contemporaine. Écartelée entre tous ses bons sentiments, elle n'ose plus choisir. Elle ne sait plus où donner de l'ouverture d'esprit. Les femmes, les minorités, les accusés... Ça donne le vertige constitutionnel.
Dans la mesure où il s'agit pour la femme-témoin qui porte un niqab d'une pratique religieuse sincère et où le fait d'y renoncer serait pour elle un manquement religieux sérieux, elle pourra donc garder son voile intégral, qui ne laisse voir que ses yeux.
Ce sera à ceux qui s'y opposent de convaincre le juge de la nécessité de la faire témoigner à visage découvert.
Le jugement, techniquement, ne s'applique pas ailleurs qu'en Ontario mais, vu l'influence de la Cour, il pèse d'un poids énorme.
Or, c'est un jugement qui fait la part des choses, qui soupèse le pour et le contre, et qui conclut sagement en disant que ce sera au juge du procès de décider au cas par cas. Exemple: le témoin est plaignante dans une affaire d'agression sexuelle et l'accusé affirme n'avoir jamais rencontré cette femme. Difficile de trancher si on ne le laisse pas voir son visage!
Mais dans la mesure où la crédibilité du témoin n'est pas capitale, le niqab devrait être permis.
Question: comment déterminer à l'avance que la crédibilité de tel témoin sera capitale? Faut-il donc maintenant que la défense dévoile sa stratégie à l'État dans un procès criminel? La même Cour d'appel concède pourtant que le contre-interrogatoire est un art largement fondé sur l'instinct et qu'une simple moue peut orienter les questions d'un avocat...
Bien entendu, le langage du corps dépasse le visage. Et on ne saurait se fier au seul visage pour déterminer si une personne dit la vérité. Dans certaines cultures, regarder dans les yeux est mal vu. Dans d'autres, c'est un signe de sincérité.
Mais partout, on veut voir qui parle. Que ce soit l'arpenteur-géomètre venu présenter son rapport, la victime dans un procès pour tentative de meurtre ou l'accusé.
La Cour d'appel de l'Ontario insiste pour dire qu'il faut réconcilier les droits - l'approche juridique canadienne, fort louable par ailleurs.
Mais si on est capable de faire témoigner des enfants de 8 ans, parfois au moyen de paravents, parfois par télétémoignage, parfois simplement dans une cour publique, il n'est sûrement pas surhumain de demander à une femme de montrer son visage exceptionnellement dans un environnement contrôlé. Comme elle l'a fait pour obtenir son passeport.
Bien entendu, on n'a pas à juger des croyances religieuses. Mais on n'a pas non plus à faire montre d'une déférence qui va jusqu'à nier les principes de justice.
La Cour, autrement enthousiaste à affirmer les droits sacrés de l'accusé, nous dit aujourd'hui que l'équité du procès ne se mesure pas que par la perspective de l'accusé: il faut aussi considérer les intérêts sociaux plus larges. Et puis, dans un procès devant jury, le juge peut toujours mettre en garde le jury: comme c'est la poursuite qui a le fardeau de la preuve, vous pouvez tenir compte négativement du faire que le témoin était voilé.
À quoi sert alors de faire témoigner cette personne au nom de l'accès à la justice, si ensuite on s'en va dire au jury qu'il est permis de s'en méfier?
Le cas précis sur lequel la Cour d'appel s'est prononcée était une affaire d'agression sexuelle. Témoigner, pour une victime, est toujours difficile. Mais comment ne pas voir la dérive possible si on permet au juge de laisser le témoin parler sans montrer son visage? Aucun avocat de la défense ne devrait l'accepter.
Pourtant, la Cour nous dit que le fait de permettre le témoignage avec le niqab est une reconnaissance du témoin «en tant que personne» et de sa situation vulnérable.
C'est un paternalisme judiciaire qui n'est justifié que pour des raisons de rectitude politique. Notre droit a évolué pour protéger les victimes d'agression sexuelle de plusieurs manières. Mais le voile ne devrait jamais être une option.
Je n'ai aucun problème avec les signes religieux à la Cour, que ce soit le foulard, la kippa, la croix, le turban, etc. Mais il y a une limite à ne pas franchir. Sauf raison de santé ou de sécurité impérative, un témoin doit se montrer. Point.
Espérons que la vraie Cour suprême le dira.
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